envoyée spéciale en Tunisie – Depuis janvier, la campagne Fech Nestanew (Qu'est-ce qu'on attend ?) est à la pointe de la contestation en Tunisie. Lors de la prochaine marche, les meneurs ont deux objectifs : faire réviser la loi de finances et inscrire leur combat dans la durée.
L'avenue Bourguiba, artère centrale de Tunis, porte encore les traces des commémorations de la révolution : les barrières de sécurité jalonnent le terre-plein central, les fanions n'ont pas été décrochés et les cars de police sont bien visibles, comme toujours. Le 14 janvier, la Tunisie a fêté la chute de son ex-dictateur, Zine el-Abidine Ben Ali. Mais alors qu'une brise légère se mêle aux rythmes entêtant d'un joueur de darbouka, les activistes de la campagne Fech Nestanew (en français, "Qu'est-ce qu'on attend ?"), ne se laissent pas gagner par la torpeur des lendemains de fêtes. Ils sont déjà sur le coup d'après.
À l'initiative du mouvement de contestation contre la loi de finances 2018 qui s'applique depuis début janvier, les activistes ne relâchent pas la pression. Le 15 janvier, ils étaient une quinzaine à se réunir sur la terrasse d'une petite start-up surplombant l'avenue Bourguiba pour préparer la nouvelle marche qu'ils appellent le "26 janvier". Ils veulent obtenir une révision totale de la loi d'austérité et espèrent, une fois encore, soulever un mouvement qui sera national.
Assis en cercle, les activistes prennent la parole chacun leur tour. Objectif du jour : élaborer leur stratégie de communication. Et les idées fusent : tractage sur le terrain, principalement dans les quartiers défavorisés de Tunis, organisation d'une conférence de presse, élaboration de nouveaux slogans et bien sûr, développement de leur présence sur les réseaux sociaux, le "nerf de la guerre". "Notre force, c'est la conjonction de la rue et des réseaux sociaux", explique à France 24 Henda Chennaoui, journaliste de 34 ans, propulsée porte-parole du jour en raison de son français parfait. Et jusque-là, la méthode a fait ses preuves.
Des manifestations qui s'essoufflent
Leur campagne a trouvé un écho à travers tout le pays et les manifestations ont été suivies dans différentes villes, telles Gafsa (sud-ouest), Sfax (est) ou Tabarka (nord-ouest). Par ailleurs, si Fech Nestanew revendique son indépendance des partis politiques, le mouvement a obtenu le soutien de plusieurs partis d'opposition, dont le Front populaire ou encore le parti Al-Joumhouri. L'Union générale tunisienne du travail (UGTT), le puissant syndicat, n'a pas pris officiellement position, même si des sections ont adhéré à la protestation.
Mais maintenant que l'anniversaire de la révolution est passé, et que le mois de janvier – historiquement propice aux soulèvements populaires en Tunisie – est bien entamé, l'enjeu consiste à maintenir la mobilisation alors que les manifestations se sont déjà essoufflées. Bloggeuse et sympathisante de la campagne Fech Nestanew, Linda Ben Mehnni se refuse à imaginer la fin du mouvement. Poil à gratter des autorités tunisiennes depuis 2007, elle n'en est pas à sa première campagne. Pour elle, le contexte économique et social, toujours aussi difficile, est favorable au maintien de la campagne.
"Les Tunisiens sont en colère. Je ne sais pas s'il l'on assiste à une nouvelle révolution, mais la campagne Fech Nestanew continue de mobiliser, à Tunis et dans les régions. Les objectifs de la révolution n'ont pas été atteints, surtout sur le plan économique. La situation régresse de jour en jour, et particulièrement dans les régions marginalisées qui ont commencé la révolution. Pour ces jeunes là, rien n'a changé”, déplore-t-elle.
« Pour les jeunes Tunisiens qui ont fait la révolution, rien n’a changé », Lina Ben Mehnni, bloggeuse et cyberdissidente. #Tunisie pic.twitter.com/vDRLeuzGnh
Sarah Leduc (@SarahlF24) 16 janvier 2018Plus de 300 000 diplômés au chômage
Si la révolution a soulevé de nombreux espoirs, la corruption, la question des libertés individuelles, mais aussi le chômage et la baisse du pouvoir d'achat restent au cœur des préoccupations de la jeunesse, particulièrement affectée par la crise économique. Selon les derniers chiffres officiels (INS), plus de 625 000 tunisiens sont touchés par le chômage, dont près de la moitié sont diplômés d'études supérieures.
Linda Ben Mehnni ne se plaint pas : elle a la chance d'avoir un travail. Mais comme tous, elle pâtit de la crise économique. À 34 ans, et bien que très expérimentée, elle gagne 900 dinars par mois (environ 300 euros) pour un poste de chargée de communication de l'ONG Doustourna, qui défend les droits de l'Homme. Un salaire moyen en Tunisie, qui ne lui permet cependant pas de vivre dans la capitale où elle travaille. Elle s'est trouvé un logement à 25 kilomètres de Tunis.
Face à ces difficultés, Linda dresse un tableau assez pessimiste des perspectives offertes à la jeunesse tunisienne, qui se résumeraient à manifester, faire le jihad ou partir, quitte à risquer sa vie en traversant la Méditerranée. Mais pour cette infatigable battante, fille d'opposant politique, qui a la lutte chevillée au corps et la Tunisie au cœur, il ne faut pas noircir à outrance le tableau. Elle relativise : "Malgré les difficultés, il y a des jeunes qui créent des start-up, d'autres qui montent des associations de quartier ou des organisations de lutte contre le terrorisme qui font un travail de fond dans les régions marginalisées. Et puis quand on manifeste, c'est pour faire pression sur le gouvernement et faire bouger les choses", insiste-t-elle.
Les vieux réflexes du gouvernement
Pour faire réellement "bouger les choses" et durer dans le temps, d'aucuns estiment qu'il faudra plus que des campagnes ciblées à la Fech Nestanew et des manifestations. "On ne fait pas un projet de société en contestant la loi de réconciliation ou la loi de finances. C'est bien d'avoir ces étapes, mais il faut travailler la suite", analyse Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. "Il faut qu'ils aient une plateforme politique, plus de manœuvres, plus de clairvoyance. Il faut qu'ils travaillent leur stratégie sur le long terme", préconise ce fin observateur des mouvements sociaux. D'autant que face à eux, les réponses du gouvernement sont bien rôdées.
Face à l'ampleur des manifestations, le président Beji Caïd Essebsi a annoncé le 13 janvier une série de mesures, comme la gratuité des soins médicaux au profit des jeunes chômeurs ou l'augmentation de l’allocation attribuée aux familles défavorisées. "Des pansements !", tranche Alaa Talbi. "Sous la pression de la rue, les autorités tunisiennes reculent parfois et annoncent des mesurettes insuffisantes qui ont vocation à calmer la grogne, non à résoudre les problèmes."
Selon Talbi, les autorités ont également renoué avec de vieux réflexes autoritaires, cherchant à "criminaliser le mouvement". Associant contestataires et casseurs, le ministère de l'Intérieur a répondu aux manifestations par un hashtag : "Ne détruis pas ton pays, la Tunisie a besoin de toi". Quelque 800 personnes ont également été arrêtées lors de manifestations qui ont dégénéré en émeutes, notamment à Tunis et à Tebourba. Alaa Talbi s'inquiète du sort des nombreux mineurs – de 15 à 18 ans – interpellés, ainsi que du caractère arbitraire des détentions. "Il y a toujours des casseurs en marge des manifestations, mais on ne sait pas encore combien, parmi ceux qui ont été arrêtés, étaient des casseurs et combien étaient des manifestants." Les procès doivent débuter le 18–janvier.
Mais il en faudra plus pour intimider la jeunesse. "Il y a des tentatives pour réduire les Tunisiens au silence. Ils se font arrêter, ils se font tabasser. Mais ils résistent", insiste Linda, qui précise qu'il faudra du temps et de la patience pour faire bouger les lignes. "Ce n'est pas facile de changer ce qui s'est créé pendant des années de dictature. Quand on lit l'histoire des révolutions dans le monde, ça ne se fait pas en quelques années. Le changement prend du temps."