
Les internautes américains se mobilisent pour empêcher l’administration Trump de remettre en question la "neutralité du Net". Entretien avec le responsable de Mozilla France, qui lutte pour préserver ce grand principe d’universalité d’Internet.
Le 21 novembre, Ajit Pai, le président de la Commission fédérale des communications (FCC), un organisme public qui régule le secteur des télécommunications aux États-Unis, a annoncé son intention d'annuler les mesures prises en 2015 par l’administration Obama qui visaient à protéger la "neutralité du Net".
Ce principe, théorisé en 2003 par le juriste américain Tim Wu sous le nom de "network neutrality", suppose que la vitesse des flux de données sur Internet ne puisse pas être altérée par les opérateurs télécoms. Pour faire simple, le chargement de chaque site Internet suppose la transmission, via les câbles ou les antennes 4G installés par les opérateurs tels qu'Orange ou SFR en France, de "paquets" de données à chaque ordinateur. La neutralité du Net consiste à assurer que ces paquets circulent à la même vitesse, quelle que soit leur nature (texte, images, vidéo), sans que l'opérateur puisse ralentir certains types de données et en favoriser d'autres.
La volonté d'Ajit Pai est donc de remettre en question cette neutralité, et d'autoriser les opérateurs américains - AT&T, Verizon - à faire varier la vitesse de leur débit. Le vote au cours duquel la FCC doit valider cette décision est programmé pour le 14 décembre prochain mais, dans l’intervalle, les internautes américains se mobilisent. Près de 200 000 appels ont déjà submergé le Congrès à Washington, rapporte le New York Times.
La fondation Mozilla, qui édite notamment le navigateur Firefox, est l’un des acteurs qui défendent la neutralité du Net dans le monde entier. France 24 a pu s’entretenir avec le responsable la banche française de Mozilla, Sylvestre Ledru.
France 24 : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la neutralité du Net, exactement ?
Sylvestre Ledru : La neutralité du Net, c’est le principe même sur lequel est construit Internet depuis ses débuts, qui dit que n’importe quel paquet d’octets qui circule sur le réseau va être géré de la même manière, sans qu’aucune priorité ne soit donnée. C’est un principe d’équité, qui permet que de nouveaux entrants dans le domaine du numérique puissent facilement intégrer le marché. Toutes les entreprises qui constituent aujourd’hui les Gafa [les géants du Web, comme Google, Facebook, Amazon, NDLR] en ont bénéficié en ayant accès, même à leurs débuts, à une qualité de débit similaire aux acteurs déjà présents en ligne à l’époque.
Si l’on venait à remettre cette neutralité en question, les opérateurs pourraient faire payer plus cher l’accès à Internet, aux grandes entreprises du Net, aux individus ou aux deux. [L’opérateur télécom américain] AT&T, par exemple, pourrait faire payer à Netflix (le service de vidéo à la demande) ou à Twitter le fait de passer en priorité. Nous, notre mission chez Mozilla, est de se battre pour un Internet libre, ouvert à tous.
En quoi la neutralité du Net est-elle menacée aux États-Unis ?
En 2015, Barack Obama a décidé, après un débat auquel Mozilla avait contribué, de protéger la neutralité du Net. Il avait confié cette mission à la FCC, l’équivalent américain de l’Arcep (l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, NDLR). Après son élection, le nouveau président Donald Trump a nommé à la tête de la FCC Ajit Pai, un ancien avocat de Verizon [un opérateur qui a longuement lutté contre la neutralité du Net, NDLR] qui a déposé un projet de directive remettant en question la neutralité du Net. Le projet doit être voté le 14 décembre, or, les membres de la FCC sont cinq dont trois représentants républicains et deux démocrates, donc le vote devrait pencher en la défaveur de ce grand principe de neutralité.
Si cette directive était adoptée, Internet pourrait circuler à deux vitesses. Le chargement de certains sites irait moins vite que d'autres, et ce, avec le même forfait Internet. Les gens aisés pourraient accéder à plus de services, ou à un débit plus élevé : cela accentuerait la fracture numérique, les inégalités numériques entre ceux qui auraient les moyens d’accéder aux contenus et les autres. Par exemple, l'accès à Netflix pourrait être limité si vous ne souscrivez pas au forfait approprié. Ou encore : vous êtes sur Facebook et qu'un ami partage un lien vers un journal, il est possible que vous ne puissiez pas cliquer dessus si vous n’aviez pas pris le forfait adéquat.
Netflix supports strong #NetNeutrality. We oppose the FCC's proposal to roll back these core protections.
Netflix US (@netflix) 21 novembre 2017La fin de la neutralité du Net pourrait également menacer le libre accès aux médias. En France, certains opérateurs possèdent des entreprises de presse. Ils pourraient donc limiter l’accès aux médias qui ne leur appartiennent pas [la maison mère de SFR, Altice, possède par exemple BFMTV, L’Express ou encore Libération, NDLR]. La bande passante dédiée à France 24, par exemple, pourrait être très limitée et les lecteurs ne fréquenteraient plus le site car il serait trop lent. C’est très inquiétant.
La neutralité du Net est-elle menacée en France ?
L’équivalent de la FCC en Europe [l’OECE, l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques, NDLR] a confirmé la neutralité du Net en Europe. En France, la neutralité est aussi protégée par l’Arcep [la loi pour une République numérique de novembre 2016 a attribué à l’Arcep des pouvoirs de gendarme du numérique à même de contrôler et de sanctionner les pratiques des opérateurs s’ils allaient à l’encontre de la neutralité du Net, NDLR]. Donc on ne prévoit pas de changement à court terme.
Mais si la neutralité du Net disparait aux États-Unis, où les plus grosses entreprises du Net sont installées, on se demande ce qui va se passer. Ces entreprises vont probablement installer des relais en Europe et sur les autres continents pour pouvoir continuer d’assurer leurs services. Mais techniquement, comment Internet va-t-il fonctionner lorsqu’il y aura un réseau à deux vitesses et que tout est hyper interconnecté ? Difficile de dire quel impact cela aura en France.
Si le vote passe, Mozilla continuera à se battre, aux États-Unis et en Europe. La neutralité du Net est au cœur de tout ce pour quoi on se bat.