La Keupstrasse à Cologne est l’une des plus célèbres rues commerçantes turques d’Allemagne. Depuis plusieurs mois, les habitués y vivent au rythme de la crise entre Berlin et Ankara qui a marqué la campagne électorale allemande.
C’est une rue unique en Allemagne. Les passants y sont accueillis par une guirlande lumineuse qui forme les mots "Bienvenue dans la Keupstrasse". Écrits en allemand. C'est important, car dès qu’on pénètre dans cette rue commerçante, on entend quasiment plus parler que le turc. La Keuptstrasse est l’un des berceaux de la diaspora turque. C’est d’ici que les commerçants ont fait découvrir à l’Allemagne dans les années 1970 le goût des baklava et des pizzas turques.
Située au nord de Cologne (ouest de l’Allemagne), elle n’est pas surnommée "La petite Istanbul" par hasard. C’est, sur 700 mètres, un condensé de la Turquie à prseque 3 000 kilomètres d’Ankara. Il n’y a pas l’ombre d’un magasin allemand "de souche". Les femmes voilées qui y déambulent peuvent se rendre à la mosquée, à deux pas, avant d’aller chez Music Gala, un disquaire qui inonde la rue de musique traditionnelle turque et où les jeunes découvrent aussi les dernières tendances de la pop stambouliote. Les couples peuvent venir organiser leur mariage dans l’un des nombreux magasins spécialisés, puis se rendre chez Özdag, un pâtissier installé depuis les années 1980 et spécialisé dans les gâteaux de noces sur mesure qui peuvent être décorés de phrases religieuses ou bien de personnages comme Batman ou Superman.
Les restaurants de pizzas turques et de kebabs y côtoient les joailliers qui importent leurs marchandises des rives du Bosphore. Aux terrasses des nombreux troquets, les clients boivent du café à la cardamome et on est bien en peine de trouver quelqu'un en train de siroter un "Mass" (la pinte de bière traditionnelle allemande). "Les clients viennent ici par nostalgie. Les nombreuses petites boutiques, très proches les unes des autres où tout le monde se connaît leur rappelle leur pays d’origine", note Muhammed, un Allemand d’origine turc de 32 ans qui tient une joaillerie.
Le souvenir de l’attentat de 2004
Mais depuis plusieurs mois, ces commerçants turcs-allemands n'ont pas la tête qu'à faire des affaires. Ils suivent avec un intérêt particulier la campagne pour les élections générales du 24 septembre. La crise diplomatique qui envenime les relations germano-turques depuis plus d’un an a laissé cette minorité dans une situation des plus inconfortables. La reconnaissance du génocide arménien par le Bundestag en juin 2016 et les déclarations d'Angela Merkel, le 4 septembre 2017, sur l'arrêt des négociation d’adhésion de la Turquie à l’Europe ont été deux pilules très difficiles à avaler. Tout comme l'appel du président turc Recep Tayyip Erdogan à ne pas voter pour la SPD, la CDU ou les Verts a été mal vécu par une partie des 700 000 Turcs-Allemands appelés à mettre un bulletin dans l'urne ce dimanche.
Dans la Keupstrasse, comme nulle part ailleurs dans le pays, les tensions qui traversent cette communauté sont palpables. "Lorsque des politiciens turcs sont venus nous voir ici, ils étaient entourés d’une petite armée de garde du corps, et quand il y a des manifestations pro-Erdogan dans les environs, la police barre l'accès à la rue pour éviter que d'éventuels problèmes ne se délocalisent ici", raconte Muhammed. La question du référendum d'indépendance du Kurdistan, qui doit avoir lieu le 25 septembre, a mis de l'huile sur le feu dans cette rue où une partie des commerçants est kurde. "Il y a des tensions, mais elles sont le fait d’une minorité", s’empresse de préciser Servet, le patron de la pâtisserie Özdag.
Il ne tient pas à ce qu’on se fasse une image négative de sa Keupstrasse, qui traîne injustement une mauvaise réputation. En 2004, une bombe y a explosé, blessant 22 personnes. Pendant sept ans, la thèse d'un règlement de compte au sein de la communauté turque a été privilégiée, jetant du même coup l'opprobre sur toute la rue, perçue comme un repère de malfrats. En 2011, l'enquête a finalement pu déterminer qu'il s’agissait d’un attentat perpétré par un groupuscule néo-nazi. Mais le mal était fait. Les quelques magasins allemands qui restaient avaient fermé entre temps et la rue s'était retrouvée coupée du reste de la ville.
Sortir de l’entre-soi imposé
Depuis lors, commerçants et locaux cherchent à sortir de cet entre-soi imposé. "Je dis toujours que les clients allemands sont mieux accueillis ici que les Turcs", s’amuse Muhammed, derrière le comptoir de sa joaillerie. Pour comprendre les efforts déployés, il faut se rendre au bout de la Keupstrasse, au magasin Meral Deko. La propriétaire, Meral Sahin, y tient une véritable caverne d’Ali Baba dédiée au mariage.
Cette quadragénaire chic qui porte avec fierté un voile Louis Vuitton est considérée comme la bonne fée de la rue. À la tête du syndicat d’initiative, elle n'a pas ménagé ses efforts pour redorer le blason du quartier. En témoignent les nombreux extraits de journaux et photos épinglés sur un mur et qui détonnent au milieu des bouquets de fleurs et du bling-bling des décorations de mariage. On la voit en compagnie de Martin Schulz, qu’elle a fait venir alors qu’il n’était pas encore candidat du SPD, mais président du Parlement européen. Sur une autre photo, elle marche aux côtés de l'ancien président allemand Joachim Gauck, également venu visiter la Keupstrasse. Sur une troisième, elle pose avec le président turc Recep Tayyip Erdogan. "J’ai aidé à décorer une salle où il était venu après un meeting à Cologne en 2007", raconte-t-elle. Est-ce qu’elle le referait ? "C’était en 2007", se contente-t-elle de répondre… presque pour s’excuser.
Mais Meral Sahin ne s'est pas contentée de faire venir des personnalités. La multiplication des magasins spécialisés dans l'organisation des mariages, c’est son idée. "Comme ça, les femmes viennent avec leurs hommes et lorsqu'elles font les courses, ça change l’atmosphère", souffle-t-elle dans un sourire. "Avant, il y avait principalement des hommes assis au café qui s'étalaient sur les trottoirs, ce n'était pas du meilleur effet", explique-t-elle.
Ils iront tous voter
Lorsqu’elle parle de la Keuptstrasse, elle dit toujours "nous". Mais ce n'est pas pour désigner la communauté turque. "Le 'nous', ce sont tous ceux qui vivent en Allemagne quelle que soit leur origine", tient-elle à préciser. C’est pour ça que la crise entre Berlin et Ankara l'a tellement blessée. Elle l'a renvoyée à sa seule condition de femme turque-allemande. "Les attaques contre Erdogan se sont transformées en critiques contre un pays entier, feignant d'ignorer tous ceux qui ne sont pas d'accord avec la politique qui y est menée", s'agace Meral Sahin. Elle ira néanmoins voter dimanche pour "faire barrage à l'AfD (Alternative für Deutschland, le parti anti-immigrés).
Muhammed aussi mettra un bulletin dans l'urne. Pour Martin Schultz. Historiquement, la communauté turque-allemande vote plutôt à gauche. Muhammed trouve aussi que le candidat de la SPD s’est montré moins sévère envers la Turquie qu'Angela Merkel. Servet, le pâtissier, est davantage sur la ligne d'Erdogan : aucun des deux grands partis n'aura son vote.
Malgré leurs divergences politiques, ils craignent tous la même chose : que cette polémique réduise à néant leurs efforts pour reconquérir le cœur des habitants de Cologne. "La Keupstrasse doit servir de pont entre les cultures", assure Muhammed. "Ici, les gens peuvent trouver les meilleures spécialités turques, des produits de qualité moins chers que partout ailleurs, c'est ça qui est important", insiste Servet tout en aidant une cliente qui hésite pour le gâteau d’anniversaire de son fils. Plutôt décoré avec une tête de Harry Potter ou de Dark Vador ?