
Cure d'austérité pour la compétition cannoise. Après un week-end placé sous la légèreté, la Croisette retrouve deux spécialistes ès "films qui dérangent" : Yorgos Lanthimos et le double palmé Michael Haneke.
"Fasciste !" Qui donc a bien pu mal se comporter pour mériter les foudres de notre voisine de projection ? Son voisin de gauche qui n’a pas arrêté de s’éventer avec le programme du Festival de Cannes ? Son voisin de gauche - c’est-à-dire, l’auteur de ces lignes - qui a piqué du nez pendant une scène de dégustation de spaghettis ? Non, à coup sûr, c’est le film qui lui a déplu. Pas étonnant : "Mise à mort du cerf sacré" a été fait pour ça. C’est un film "dérangeant" qui dérange.
Son auteur, Yorgos Lanthimos, est coutumier du fait. En 2009, son "Canine" avait suscité un certain malaise sur la Croisette. En 2015, c’est avec "The Lobster" qu’il avait fait sensation (et reçu le Prix du jury des mains des frères Coen) mais davantage pour son sens de l’absurde que pour sa volonté de secouer. Pour son nouveau film, le cinéaste grec s’est offert les services d’un duo d’acteurs VIP : Colin Farrell et Nicole Kidman (qui, cette année, est présente dans quatre productions de la sélection officielle, ça fait des marches à monter), et a tourné aux États-Unis. Mais "Mise à mort du cerf sacré" n’est pas un film tout à fait américain. Il lorgne plus la tragédie grecque que le drame hollywoodien.
Steven (Colin Farrell) a tout du citoyen respectable. Il est un chirurgien du cœur respecté et vit dans une grande maison bourgeoise aux côtés de son ophtalmologue d’épouse (Nicole Kidman) et de leurs deux enfants, eux-mêmes exemplaires puisqu’ils ne mettent pas leurs coudes sur la table. Mais Steven, ce grand cachotier, ne dit pas tout à sa famille. Régulièrement, il se rend dans un restaurant de la ville pour déjeuner avec Martin (Barry Keoghan), un adolescent dont le père est mort récemment. Qu’est-ce qui lie le cardiologue au jeune homme ? Pourquoi le voit-il en secret ? Pourquoi lui offre-t-il une montre ? On n’en sait rien, mais ça sent pas bon cette histoire. D’autant que Martin se montre de plus en plus envahissant et commence à imposer sa loi au sein de la famille (tout se gâte quand il parvient à persuader Steven de lui montrer ses poils sur le torse). Bref, ça va mal se passer. On n'en dira pas plus. Pour ne pas divulguer l’intrigue, révélons simplement que le dilemme qui s’imposera à Steven est aussi cruel que ceux inventés par les dieux de l’Olympe pour punir les mortels.
En bon démiurge, Yorgos Lanthimos n’y va pas de main morte pour amplifier les effets de tensions. Le jeu d’acteurs est contenu, la mise en scène froide, la musique grave, les plans maîtrisés à l’extrême, les espaces angoissants. Il y a d’ailleurs du Stanley Kubrick dans la manière de filmer les longs couloirs d’hôpital où travaille Steven (on pense à "Shining", évidemment). Mais c’est surtout "Funny Games" qui nous vient à l’esprit. La scène finale est une citation - volontaire ou non, peu importe - au film choc de Michael Haneke et ce goût malsain des personnages pour le rituel et l’expiation glaciale. Au final, l’entreprise de Yorgos Lanthimos semble bien dénuée de sens. Ce n’est pas vraiment ce qu’on espérait du cinéaste grec qui, avec "The Lobster", avait su faire preuve de singularité, au moins dans le scénario. On attendait beaucoup plus de "Mise à mort du cerf sacré", c’est finalement son titre qui nous plaît le plus (on nous souffle à l’oreillette qu’il est une évocation du mythe d’Agamemnon, débrouillez-vous avec ça).
Michael Haneke donc. Celui-là même que le Festival a décidé de programmer le même jour que Yorgos Lanthimos. Au menu de ce lundi, c’est double ration de Michael Haneke. Vous reprendrez bien un peu de malaise ?
Le cinéaste autrichien, on le sait, n’est pas un trublion. Il lui arrive néanmoins de pratiquer l’ironie. La preuve : il a appelé son dernier film "Happy End". On ne trahira pas un secret en disant que, non, ça ne se termine pas forcément bien. De toute façon dans "Happy End" tout se passe mal. Résumons : alors que sa mère est hospitalisée pour une overdose médicamenteuse, la petite Eve (Fantine Harduin) est envoyée chez les Laurent, la riche famille de son père (Mathieu Kassovitz). Quand la jeune fille débarque dans la grande maison familiale, les ennuis s’accumulent : son grand-père Georges (Jean-Louis Trintignant), patriarche autoritaire et grabataire, fait une tentative de suicide, sa tante Anne (Isabelle Huppert) a des soucis avec l’entreprise familiale de travaux publics dont elle a la charge, son cousin Pierre (Franz Rogowski) boit pour oublier qu’il est un vaurien. Et, pour clore le tout, son père Thomas mène une double vie sexuelle particulièrement débridée.
Les Laurent sont dans la veine de ces dysfonctionnelles familles bourgeoises que Claude Chabrol mettait régulièrement en scène. Sauf que nous ne sommes pas dans chez Chabrol, mais chez Haneke. Et Haneke, il fait du Haneke. "Happy End" est une sorte d’œuvre-synthèse de sa filmographie, avec une forte dominance de "Caché". Le film s’ouvre, sans bruit ni musique, sur une séquence filmée clandestinement au téléphone portable qui y fait directement référence (malaise assuré). Le réalisateur poussera ensuite l’auto-citation avec le personnage de Jean-Louis Trintignant qui évoque un épisode de sa vie renvoyant au Jean-Louis Trintignant d’"Amour", son film précédent qui décrocha la Palme d’or il y a cinq ans. On sent bien le cinéaste qui a trop la confiance (en son cinéma).
Malin, Michael Haneke, qui nous a habitués aux mauvais coups, entretient le malaise en instaurant un climat de tension constant qui menace de virer aux coups d’éclat. On attend la grande scène amorale, elle ne viendra pas. C’est même avec une certaine légèreté qu’il traite son sujet (Isabelle Huppert excelle dans ce registre). C’est la surprise du chef : Haneke découvre l’humour - noir, certes, mais de l’humour quand même. À l’échelle hanekienne, "Happy End" passerait pour une pochade. Mais là encore pour nous dire quoi ?
Haneke donne cette désagréable impression de vouloir à tout prix s’adresser à l’inconscient collectif en parsemant son film de petites piques moralisatrices. Ici, des migrants relégués au second plan pour signifier l’aveuglement des riches face aux grands malheurs du monde. Là, la fille des domestiques marocains mordue par un chien pour dire la violence des rapports de domination post-coloniale.
"Mise à mort du cerf sacré", comme "Happy End", appartiennent à ces films qui, à force de filer la métaphore sur l’état de notre monde, font croire qu’il recèlent plein de messages cachés. Aux spectateurs les plus sagaces de débusquer la portée allégorique de leur œuvre. Nous sommes à Cannes depuis une semaine, on commence à être fatigués et, à ce stade de la compétition, nous n’avons plus la force de jouer aux énigmes.