
Artiste, performeur, voyageur... Abraham Poincheval revient pour France 24 sur son projet "Pierre", où il est resté enfermé une semaine dans un rocher, et présente "Œuf", la pièce où il va couver des œufs de poule, au Palais de Tokyo, à Paris.
Abraham Poincheval est un artiste français, performeur et… voyageur. Le type de voyageur à faire des expériences limites, introspectives, et qui interpellent. À travers ses œuvres, qui avoisinent toujours l’enfermement, c’est notre rapport au corps, au temps, à l’espace et à leurs limites qu’il interroge.
Étonnante et ludique aussi, son œuvre est visible actuellement au Palais de Tokyo, à Paris. Où l’on peut découvrir ses récentes pièces : "Ours", quand il s’était enfermé dans un ours empaillé pendant 13 jours ; "Vigie", où il est installé sur une plate-forme au-dessus d’un mât de 12 m ; "Gyrovague, le voyage invisible", où il parcourt la montagne en poussant un cylindre métallique qui lui sert d’abri ; ou encore "La Bouteille", avec laquelle il suit le cours du Rhône.
Et dernier projet en date, non moins surprenant : l’homme s’est mis en tête, après avoir séjourné une semaine durant dans un rocher au milieu du Palais de Tokyo ("Pierre"), de couver des œufs de poule dans une cage de verre. C’est tout à fait sérieux, c’est pensé et réfléchi. Rencontre avec l’artiste avant le début de la pièce "Œuf".
'Œuf' - Performance d'Abraham Poincheval en direct du Palais de Tokyo
France 24 : Racontez-nous "Pierre" ? En quoi est-ce de l'art ?
Abraham Poincheval : "Pierre", c’est simple : c’est un gros rocher, sculpté de l’intérieur, et un peu à l’extérieur. Le cœur de la pierre a été sculpté autour de ma silhouette en position assise. J’y ai vécu avec le nécessaire vital pour vivre en autonomie pendant une semaine. L’idée était de faire un voyage, un voyage minéral, à la vitesse de la pierre, qui est un objet vivant.
J’ai fait le choix de questionner la notion de temps dans une exposition. De questionner la notion même d’œuvre. Qu’est-ce qui en fait une œuvre ? Quelle est cette énergie, à quel endroit cela se situe ?
Ce qui est fort, et cela s’est passé avec "Pierre", c’est comment le spectateur investit la pièce à sa manière, la garde et la ramène avec lui.
Comment naissent ces projets ?
J’ai commencé dans mon coin, simplement, dans les années 2000. D’abord en binôme, où on s’est isolés pendant une semaine en autonomie sur une île avant une exposition. Ensuite, ce fut un voyage en ligne droite, on a traversé la France en ligne droite avec une boussole, pendant à peu près trois mois, à pied.
On se demandait : "Mais qu’est-ce que c’est le réel ?" On nous donne toujours le monde à lire par une grille de lecture, qui fonctionne selon l’époque, selon les individus… Et donc on se questionne : "Est-ce que les choses sont véritablement telles qu’on nous les présente ?" Voilà comment ça démarre en général.
Pour "Pierre", après m’être retrouvé dans la montagne avec "Gyrovague", je me suis rendu compte en traversant les couches montagneuses que j’avançais dans un autre temps, un temps plus lent, un temps minéral. Je voulais expérimenter le fait qu’un humain se mette à vivre à la vitesse minérale.
Pourquoi vous enfermez-vous ?
Je m’attendais à ce que cette semaine soit plus dure à vivre, à quelque chose de plus dans la souffrance. Mais un géologue m’a expliqué que cette pierre était douce, que la pierre n’avait pas subi de réchauffement rapide ou de refroidissement brutal, et que c’était normal d’en ressentir la douceur.
Il y a aussi cette sensation d’être un tympan : les gens s’approchent et viennent parler à la pierre… Et puis il y a eu toutes les sonorités, les vibrations du Palais de Tokyo. J’ai été sidéré de voir comme ça marchait [auprès du public].
Il y a deux type de vie de ce rocher : celui du rocher sauvage, avec sa vie intérieure, lorsque le centre était fermé. Et celui plus "touristique" lié aux visites, où les gens venait me parler, me questionner, chanter, me dire des poèmes…
Tout se passait très bien à l’intérieur, dans une sorte de flux constant, et c’est très agréable, c’est un univers complètement différent. Je faisais attention à ne pas partir trop loin : on est dans des états où l’on sent que l’on est emporté, c’est comme un vertige, un flux.
Au retour, c’est un peu du sport, on ressent une fatigue mentale en sortant. Et quand la pierre s’est ouverte, je me suis rendu compte du mouvement effectué à l’intérieur de la pierre, je me suis dit que même immobile, il y avait un trajet de fait, que j’avais fait un voyage. La "descente" a demandé un petit temps de réadaptation tout de même.
Et maintenant, vous partez couver des œufs. Quel est le projet ?
Avec la pièce "Œuf", qui commence mercredi [29 mars], c’est le projet d’un humain qui va couver des œufs pendant 21 à 26 jours, jusqu’à temps que ces œufs éclosent. On ne sait pas si les poussins naîtront, on croise les doigts.
Je vais être recouvert d’un manteau traditionnel coréen, avec un dessin qui reprend la formule "Qui voit une poule pondre a de la chance", cousu par une artiste coréenne, Seulgi Lee, selon des méthodes ancestrales. Il faut maintenir dans le vivarium la chaleur nécessaire pour l’éclosion des œufs, avec l’aide aussi d’une lampe chauffante.
Je serai installé sur une "table de couvaison", percée, et les fesses à nu, juste à fleur de la dizaine d’œufs. Il y aura des caméras embarquées, qu’on peut retrouver sur le site du Palais de Tokyo. Il y a des récits de gens qui ont déjà couvé des œufs, et face à ce récit, ce qui m’intéresse, c’est de jouer avec les frontières entre réel et imaginaire.
Et puis de poser la question du genre homme-femme, en éprouvant le temps de la gestation ; et aussi du genre humain-animal, des relations au monde qui peuvent changer. Si tout se passe bien, une fois que les poussins casseront la coquille, je resterai un peu avec eux, puis ils iront vivre leur vie de poule à la campagne.
Après l’ours, un animal naturalisé ("Dans la peau de l'ours"), et la pierre objet vivant mais minéral, j’ai voulu expérimenter du vivant, et je vais avoir une forme de responsabilité sur ce vivant, et je suis tendu. Je vais voir ce que ça produit d’être la 'maman' de poussins. On va voir… Je n’ai pas les données, et c’est ça qui m’intéresse, c’est la découverte de tout cela.