Ankara et la CIA en sont certains : les attentats qui ont frappé l'aéroport international d'Istanbul le 28 juin portent le sceau de l'EI, bien qu'à ce jour, le groupe n'ait jamais revendiqué une opération perpétrée sur le sol turc.
Deux jours se sont écoulés depuis les attentats meurtriers qui ont frappé l'aéroport international Atatürk d'Istanbul, faisant 43 morts, sans qu'aucune revendication n'ait été enregistrée. Si très peu d'éléments de l'enquête ont filtré, mis à part la nationalité des assaillants (Russie, Ouzbékistan, Kirghizstan), une piste est clairement privilégiée par les autorités turques. Elles semblent persuadées que l’attaque porte l’empreinte de l'organisation État islamique (EI), bien qu'à ce jour, les jihadistes d'Abou Bakr al-Baghdadi n'aient jamais revendiqué une seule opération perpétrée sur le sol turc.
Dès les premières heures après l'attaque, le Premier ministre Binali Yildirim avait annoncé que "les indices point(ai)ent vers Daech" (autre appellation en arabe du groupe terroriste). Une hypothèse également confirmée, ce jeudi devant le Parlement, par le ministre de l’Intérieur Efkan Ala.
Cette piste est également suivie la CIA, dont le directeur John Brennan a affirmé que l'attentat "porte sans aucun doute la marque de la dépravation de l'EI".
Un silence "mystérieux"
Le mode opératoire du triple-attentat suicide n'est pas sans rappeler celui de l'aéroport de Bruxelles, commis en mars et revendiqué par l’EI. Cette attaque est l'une des plus meurtrières commises ces derniers mois en Turquie, qui est régulièrement, depuis juin 2015, la cible d’attentats qui ont tué au moins 200 personnes. Si une partie de ces attentats ont été directement revendiqués par la rébellion kurde, le gouvernement turc en a attribué plusieurs à l’EI, dont celui commis en octobre à Ankara et qui a fait 103 morts.
D'habitude très prompte à communiquer sur les actions qu'elle a commanditées ou qui ont été commises en son nom, l'organisation jihadiste reste muette lorsqu'il s'agit d'attentats sur le sol turc. Pour l'instant, le triple attentat-suicide, qui a visé une cible aussi importante que symbolique et qui marque une escalade contre les intérêts turcs, n'échappe pas à la règle. À moins qu'un changement de mode de communication n'intervienne dans les prochaines heures, voire dans les prochains jours.
Les experts peinent à expliquer ce silence, que d'aucuns comme Wassim Nasr, spécialiste des réseaux jihadistes pour France 24, qualifient de "mystérieux", même si selon ce dernier, la propagande du groupe, très virulente contre la Turquie et son président Tayyip Recep Erdogan, laissait croire à une action imminente. Paradoxalement, c’est ce silence radio, cette absence de revendication, qui accréditent les suspicions du pouvoir turc.
Pour l'EI, ce silence est une manière de négocier avec Ankara, estime pour sa part Ahmet Insel, politologue turc à l'université de Galatasaray, à Istanbul. "Contrairement aux actions menées à Paris et à Bruxelles, ici en Turquie, Daech ne revendique pas ses opérations, car elles ne sont pas destinées à la propagande, mais bel et bien pour communiquer, de manière violente, avec le gouvernement turc, juge-t-il. Il s'agit là pour eux de montrer qu'ils peuvent frapper fort quand l'État turc prend position contre eux."
La Turquie, accusée jusqu'en 2014 de mener une politique bienveillante à l'égard des organisations jihadistes impliquées en Syrie, en leur permettant de se servir de son territoire comme base arrière, dans le but de nuire au régime syrien, a depuis musclé sa posture.
"La politique turque vis-à-vis des organisations jihadistes, en particulier à l'encontre de Daech, a sensiblement évolué ces derniers mois, rappelle Ahmet Insel. Les services de sécurité ont resserré leur étau et près de 3 000 personnes soupçonnées d'être liés à ce groupe ont été arrêtées, tandis que les passages à la frontière sont désormais beaucoup plus difficiles."
Ankara a changé la donne
La Turquie, qui n'a mené sa première frappe sur des positions de l'EI en Syrie qu'en juillet 2015, joue un rôle capital pour la coalition internationale qui combat les jihadistes en Syrie et en Irak. Plusieurs de ses bases aériennes, dont celle d'Incirlik (dans le sud), sont utilisées pour mener des raids aériens contre l’EI.
"L'attaque contre l’aéroport vise à mettre la pression sur Ankara, affirme Fadi Hakura, spécialiste de la Turquie au sein du think tank britannique Chatham House. Le but est de porter atteinte au secteur déjà fragilisé du tourisme et de pousser le gouvernement turc à cesser sa coopération avec Washington."
"L'EI ne revendique pas car il ne veut pas donner l'impression qu'il menace la Turquie, laquelle est son seul lien avec le monde", expliquait en janvier dernier le chroniqueur turc Kadri Gürsel, selon des propos rapportés par Slate. Il n'en reste pas moins que depuis, la donne a changé avec l'implication grandissante de la Turquie dans la lutte contre l'EI.
Avec le triple-attentat suicide, Ankara n'a nullement besoin d'attendre une revendication pour comprendre qu'en frappant le poumon de son économie, on lui a déclaré la guerre. Jusqu'ici, les attaques attribuées à l'EI visait essentiellement des Kurdes, sans qu’aucune institution turque ne soit atteinte.
Pour Ahmet Insel, l'attentat d'Istanbul ne fera pas fléchir le président Erdogan. "D'autant plus que les récents changements de certains axes de la politique extérieure turque, à savoir le rapprochement avec Israël et la réconciliation progressive avec la Russie scellés cette semaine, auront probablement des conséquences sur l'implication de la Turquie dans le conflit syrien, et pourraient favoriser des ajustements en faveur des forces anti-Daech en Syrie."
Des revirements diplomatiques qui expliqueraient le timing et la nature de la cible de l'attaque du 28 juin.