, envoyée spéciale à Flint – Depuis deux ans, l'eau courante empoisonne la ville de Flint. Nombre d’habitants se disent victimes de "racisme environnemental", dans une ville majoritairement peuplée d’Afro-Américains et où 40 % de la population vit dans la pauvreté. Reportage.
Il y a 18 mois, Malik Winfrey, neuf ans, a vu apparaître des taches noires sur les avant-bras. Depuis, son école appelle tous les jours à la maison car ce petit garçon aux joues dodues ne cesse de se gratter. Sa sœur Amayah, quatre ans, a été prise de convulsions en classe au mois de novembre. Quant à leur mère, Dequindra, elle perd tellement de cheveux qu’elle a plusieurs trous sur le crane. "Mon dermatologue dit que c’est sûrement à cause de l’eau", explique-t-elle, timide, avant son rendez-vous à l’hôpital Hurley de Flint.
Cette ancienne ville ouvrière du Michigan, composée à 57 % d’Afro-Américains, fait la une des médias à cause de son eau courante contaminée. Après presque deux ans de scandale sanitaire, la crise est devenue politique : non seulement les autorités étaient au courant, mais elles ont maquillé la vérité.
En avril 2014, la mairie n’a plus d’argent. Son administrateur d’urgence, nommé par le gouverneur, décide - sans consulter personne - de cesser d’alimenter la ville avec l’eau pure des Grands Lacs pour puiser dans la rivière Flint dans laquelle les usines ont régurgité leurs déchets pendant des années.
Les habitants se plaignent immédiatement : "L’eau oscillait entre jaune et marron et elle sentait les égouts", se souviennent Anitra et Shawn, venues chercher des bouteilles d’eau dans un site de distribution du centre-ville. "Ne vous inquiétez pas, l’eau est parfaitement saine", soutiennent à l’époque les autorités. Tellement saine qu’en octobre 2014, l’usine locale de General Motors coupe son raccordement à l’eau de Flint, jugée trop corrosive… pour ses machines.
E. Coli, légionelles et métaux lourds
Des analyses finissent par mettre en évidence la présence dans l'eau du robinet de dizaines de bactéries nocives, comme E.coli ou des légionelles, responsables de la mort de 10 habitants de Flint. Pire, cette eau contient aussi des quantités incroyablement élevées de cuivre et surtout de plomb. Alors que le niveau d’alerte fédéral est de 15 parties de plomb par milliard, une étude, début 2016, relève des taux bien au-delà de 150 parties par milliard, le seuil que peut bloquer un filtre. Le record observé est même de 4 000 par milliard…
La ville a beau limoger son administrateur, changer de maire et surtout revenir à l’eau des Grands Lacs en octobre 2015, il est trop tard. Quelque 15 000 conduites sont contaminées, le plomb continue de gentiment s’écouler dans les canalisations.
"Dans un quartier riche et blanc, les autorités auraient réagi bien plus tôt, soupire Alby, le grand-père de la famille Winfrey. Les responsables municipaux se faisaient livrer des bonbonnes d’eau dans leurs bureaux avant même que le danger n’arrive jusqu’à nos oreilles."
De nombreuses voix, à l'exemple de celles d'Hillary Clinton, qui s’est rendue à Flint le 7 février, ou du réalisateur Michael Moore, se sont élevées pour dénoncer ce qu'ils considèrent comme un exemple flagrant de racisme environnemental. Ce concept, né dans les années 1980, soutient que les Afro-Américains sont les premières victimes de la crise écologique.
Un "problème de classe sociale"
Pour la maire de la ville, elle-même issue de la communauté noire, la couleur de peau n’est pas la seule explication : "Je ne peux pas nier que Flint soit à prédominance afro-américaine mais je pense que c’est un problème de classe sociale, explique Karen Weaver entre deux rendez-vous à l’Hôtel de Ville. Nous avons un fort taux de chômage, des gens dans le besoin… Si cette communauté avait un statut socio-économique plus élevé, tout cela n’aurait jamais eu lieu."
Les Winfrey ont cessé de boire l’eau du robinet en juillet seulement, alarmés par les informations à la télévision. Aujourd’hui, ils attendent, angoissés, les résultats des analyses sanguines de leurs enfants. Car les conséquences du plomb, surtout pour les foetus et les tout petits, sont dévastatrices. QI sous-développé, hyperactivité, comportements agressifs en grandissant : une catastrophe pour une ville avec un des plus forts taux de criminalité des États-Unis, où la population souffre d'un manque d’accès à l’éducation et à la santé.
La maire de Flint a promis de remplacer une par une les canalisations afin de "restaurer la confiance". Pour cela, il lui faut réunir 55 millions de dollars. En attendant, la ville américaine est en état d’urgence. Les habitants les plus chanceux, comme la famille Winfrey, font des allers-retours chaque jour chez leurs proches, dans des villes limitrophes, pour se doucher. Les autres continuent à se brûler la peau et à s’empoisonner. Les restaurants sont vides et, dans les cafés les plus "chics", surtout fréquentés par la minorité blanche, les panneaux "établissement équipé d’un filtre" tentent de rassurer les clients.
Quant aux casernes de pompiers, elles sont devenues des centres de distribution d'eau gérés par la garde nationale. Les voitures aux coffres ouverts s’y succèdent pour récupérer des filtres et des packs de bouteille, empilés sur des dizaines de palettes. Certains automobilistes y déposent aussi des flacons contenant l’eau de leur maison pour la faire tester.
D’un scandale sanitaire à une crise économique
Malgré cet effort fédéral, tous n’ont pas accès à une eau propre. Jackie Barnes est atteinte d’une maladie rare qui la handicape lourdement. Cette ancienne maître-chien vit seule avec ses deux bergers allemands et se sent abandonnée : elle ne peut pas sortir de chez elle alors qu’elle consomme un à deux packs d’eau par jour. "J’ai appelé la garde nationale, les services d’urgence, le bureau du gouverneur, les médias locaux, tout le monde… personne n’est venu. Si j’ai de l’eau saine aujourd’hui, c’est grâce à la solidarité de citoyens ordinaires qui ont répondu à mes appels sur Facebook", lâche-t-elle avant de s’effondrer en larmes. Jackie a bien pensé à déménager, mais changer de tuyauterie coûterait presque 10 000 dollars, or sa minuscule maison vaut moins que ça. Et, de toute façon, qui voudrait acheter une maison dans une ville toxique ?"
À la crise sanitaire s’ajoute ainsi la crise économique, dans une cité qui avait déjà les deux genoux à terre. Ironie du sort, les factures d’eau ont flambé ces deux dernières années. Mercredi 5 février, des dizaines d’habitants sont venus protester devant le comité du conseil municipal. "Nous payons 250 à 300 dollars par mois, s’insurge Nancy Hernandez, qui porte Ezra, son bébé de quatre mois dans les bras. Ce mois-ci, la facture a augmenté de 50 dollars, ce qui est dingue sachant que l’eau ne sert qu’à tirer la chasse !" Certains habitants ont donc décidé de ne plus payer, ce qui, prévient la ville, pourrait provoquer une banqueroute.
Sophia Taylor, créatrice d’un show télévisé local présente ce soir-là, est indignée : "En plus des factures d’eau, la valeur de nos maisons n’arrête pas de baisser et nos taxes d’augmenter. C’est comme si les autorités tentaient délibérément de nous pousser dehors." En 50 ans, Flint a déjà perdu la moitié de ses habitants.
"Le gouverneur [Rick Snyder, républicain] nous traite comme ça parce c’est Flint, et ça me rend folle, s’écrie Jackie Barnes. Moi, j’ai voté pour ce salopard ! À présent, j’aimerais bien le voir sur le seuil de ma porte pour lui dire deux mots. Mais il ne viendra pas, c’est une poule mouillée."
Le ministère américain de la Justice a lancé une enquête en janvier, tout comme le procureur général du Michigan qui conduit une enquête indépendante.
De toute façon, prévient Jackie Barnes, Flint n’est que l’arbre qui cache la forêt. "Le scandale va se répandre dans tous les États-Unis car les infrastructures sont défaillantes." Les médias américains parlent en effet déjà de nouveaux scandales liés à l’eau, notamment dans le Mississippi.