Partie de Kasserine, dans le centre de la Tunisie, la contestation contre le chômage et l'exclusion sociale s'est étendue à de nouvelles villes. Face à la dégradation de la situation, le Premier ministre Habib Essid a écourté sa visite en Europe.
Comme un air de déjà-vu. Alors que la région de Kasserine, dans le centre-ouest de la Tunisie, est secouée par un vent de colère déclenché par la mort de Ridha Yahyaoui, un chômeur de 28 ans électrocuté après être monté sur un poteau pour protester contre son retrait d'une liste d'embauches dans l’administration, les craintes d’une explosion sociale se font de plus en plus fortes dans le pays.
"C'est comme si nous étions encore à la fin 2010-début 2011", écrit, jeudi 21 janvier, le quotidien arabophone "Al Chourouk". "De Bouazizi à Yahyaoui, les motifs et la manière se répètent. Les résultats seront-ils les mêmes ?", se demande le journal en allusion à Mohamed Bouazizi, le vendeur ambulant qui s'est immolé par le feu en décembre 2010 à Sidi Bouzid, non loin de Kasserine. Geste qui avait déclenché un soulèvement populaire et la chute de la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali.
Dès mardi, les vives tensions à Kasserine, où les forces de l'ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes et de canons à eau contre plusieurs centaines de manifestants, se sont propagées à d'autres villes alentour, comme à Fériana, où un policier de 25 ans est décédé durant la dispersion d'une manifestation mercredi soir. À Tunis, quelque 150 personnes ont également manifesté mercredi et brandi des portraits du chômeur décédé, en clamant "Le travail est un droit".
"Que quelqu'un sorte et nous parle !"
Jeudi 21 janvier, plus d'un millier de personnes, souvent jeunes, se sont à nouveau rassemblées devant le gouvernorat à Kasserine. Sous une très forte présence sécuritaire, nombre d'entre eux cherchaient à obtenir des renseignements sur le recrutement de 5 000 chômeurs annoncé la veille en urgence par le porte-parole du gouvernement, Khaled Chaouket.
"Nous sommes là depuis 7 h mais aucun responsable n'est sorti pour nous parler jusqu'à maintenant. Ce sont des promesses en l'air", a déclaré à l’AFP Houcem el-Rhili, 24 ans. "Nous sommes prêts à travailler sur des chantiers s'il le faut. Que quelqu'un sorte et nous parle !", ont clamé Mohammad et sa femme, dénonçant une "situation insupportable". Signe de la tension, un jeune homme a tenté de se jeter du haut du toit du gouvernorat, avant d'être retenu in extremis par d'autres personnes, selon le journaliste de l'AFP.
Le Premier ministre Habib Essid écourte sa visite en Europe
La police a comme la veille fait usage de gaz lacrymogène pour disperser des manifestants qui bloquaient des routes et jetaient des pierres, selon une journaliste de l'AFP. En soirée, l'atmosphère restait tendue, et le couvre-feu non respecté.
Une source à l'hôpital de Kasserine a fait état de 240 blessés parmi les civils et de 74 policiers depuis le début des troubles. Un responsable sécuritaire a affirmé à l'AFP que les forces de l'ordre avaient reçu pour instruction d'observer "le plus haut degré de retenue", pour éviter toute escalade.
Face à la dégradation de la situation, le Premier ministre Habib Essid a écourté sa visite en Europe, où il participait au Forum de Davos, et annoncé qu'il présiderait samedi un conseil des ministres exceptionnel.
itEn proie à des inégalités régionales, la Tunisie ne parvient pas à relancer son économie. Le chômage dépasse les 15 % au niveau national et atteint le double chez les diplômés. Ces taux sont encore supérieurs dans l'intérieur du pays. En 2015, la croissance devrait être inférieure à 1 %, notamment plombée par la crise du secteur touristique, conséquence de l'instabilité et des attaques jihadistes.
Le président Béji Caïd Essebsi a fait valoir mercredi que celui-ci avait "hérité d'une situation très difficile" avec "700 000 chômeurs et parmi eux 250 000 jeunes diplômés". "On ne peut résoudre des situations comme ça par des déclarations ou un coup de pouce. Il faut (laisser) du temps au temps", a-t-il argué.
"Pas de vision politique"
Président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Abderrahman Hedhili a de son côté estimé à l’AFP que de tels évènements "étaient depuis longtemps prévisibles". "Nous avons averti que la situation sociale allait exploser. Les gens ont attendu [...] mais le gouvernement n'a pas de vision, pas de programme pour les régions intérieures", a-t-il dit à l'AFP.
Moncef Cheikhrouhou, du parti Alliance démocratique, va dans le même sens. "Non seulement, ces troubles étaient prévisibles mais ils étaient inscrits dans les tablettes, a-t-il affirmé sur France 24. La Tunisie a bien réussi la première et la deuxième étape de sa construction démocratique et tous les gouvernements qui se sont succédé ont été légitimes. Mais malheureusement, on peut être légitime sans faire son travail. Tous les gouvernements, celui d’Ennahda, de la troïka et de Nidaa Tounès [parti actuellement au pouvoir] n’ont jamais pris au sérieux la nécessité de créer de la croissance. Il y a eu des discussions politico-politiciennes, des discussions idéologiques mais aujourd’hui, il n’y a pas de vision politique."
Avec AFP