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Yémen : "Il y a un déni des autorités yéménites quant à la présence de l’EI"

Présent au Yémen depuis quelques mois, l’EI a voulu le faire savoir haut et fort en lançant des attaques meurtrières mardi contre le gouvernement. L'EI cherche à séduire en discréditant sa rivale Aqpa. Entretien avec le chercheur Dominique Thomas.

Les attaques revendiquées par l'organisation de l'État islamique (EI) mardi 6 cotobre ont ciblé directement les troupes de la coalition anti-rebelles sous commandement saoudien, faisant 15 morts dans les rangs des soldats de la coalition arabe et les forces loyalistes yéménites. Le groupe, très actif en Syrie et en Irak, a ainsi franchi une étape significative dans ses opérations au Yémen, même si les autorités yéménites ont tendance à nier sa présence.

À travers les attaques-suicide de mardi, l’organisation cherche à séduire en discréditant sa rivale Aqpa (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique), la branche d’Al-Qaïda très active au Yémen, comme l’explique Dominique Thomas, spécialiste des mouvements jihadistes à l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISMM).

France 24 : Comment s’est opéré l’implantation de l’EI au Yémen ? Etait-ce prévisible ?

Dominique Thomas : L’EI a fait son apparition au Yémen au printemps 2015, avec les attaques suicides contre des mosquées fréquentées par des chiites dans la capitale Sanaa, ce qui correspond à la période où le pays a sombré dans la guerre civile. Il progresse là où les États se délitent, mais aussi là où Al-Qaïda se retrouve affaibli par des guerres internes, c’est une tendance transversale au Yémen, en Libye, en Irak ou en Afghanistan. Aujourd’hui le Yémen est en proie à l’anarchie totale, particulièrement à Aden où s’affrontent de multiples factions armées : celles favorables au gouvernement du président Hadi [Abd Rabbo Mansour Hadi, reconnu par la communauté internationale], celles qui émanent d’anciens mouvements insurgés sudistes, des milices Houtis alliées à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, la coalition arabe menées par l’Arabie saoudite et Aqpa. D’ailleurs, pour l’instant, il y a un déni des autorités yéménites quant à la présence de l’EI au Yémen. Le succès des éléments affiliés à l’EI consiste à profiter de cette absence d’État et à discréditer dans le même temps Aqpa. Dans sa communication l’EI les prend pour cible l’un et l’autre. À travers les attentats d’Aden, qui ont tué des soldats saoudiens et émiratis, ils ont voulu affirmer : "nous frappons tout le monde, pas comme Aqpa qui ne s’attaque pas à la coalition saoudienne".

Concrètement, qui compose les rangs de l’EI au Yémen ?

D.T. : Le pays est très fragmenté et les effectifs des activistes de cette mouvance ont des profils très divers. Seules quelques vidéos d’allégeances de transfuges d’Aqpa à l’EI ont circulé. Sur ces vidéos, les jihadistes s’expriment avec un accent étranger de l’est-africain. À Sanaa, la plupart des réseaux actifs pourraient être ceux d’anciens éléments d’Aqpa et des individus de nationalité saoudienne, déjà présents au Yémen, qui ont basculé et apporté leur expertise, notamment dans l’organisation d’attaques suicides. Dans le sud du pays, la situation est plus complexe, car de très nombreuses factions s’affrontent dans un chaos total dont des éléments tribaux indépendants très versatiles opérant au gré d’alliances. Ce que l’on sait, c’est que les assaillants de l’attaque suicide d’Aden sont très jeunes, ils sont yéménites et seul l’un d’entre eux serait saoudien. Ils pourraient avoir été recrutés récemment.

La progression de l’EI se fait-elle au détriment de sa concurrente Al-Qaïda ?

D.T. : L’EI tente de séduire la population yéménite, mais sa propagande ne correspond pas à la réalité. Pour l’instant, Aqpa reste bien implanté au Yémen, avec une stratégie de terrain inclusive, en contact avec la société civile. Cela est manifeste dans certaines provinces, comme à Mukala, où Aqpa s’est allié avec des conseils civils, composés de notables et de prédicateurs religieux locaux pour organiser l’administration de la ville en l’absence de l’État. Pourtant, en à peine six mois, l’EI est parvenu à développer des moyens opérationnels supérieurs à Al-Qaïda au Yémen, ce qui pose question. D’après la presse yéménite, les blindés utilisés pour projeter l’attaque d’Aden proviendraient de l’effectif de l'armée régulière de l’ex-président Saleh, allié à la rébellion chiite Houthis. Les autorités yéménites, qui nient la présence de l’EI au Yémen, attribuent l’attentat d’Aden aux "Houthis et à leurs alliés". Si alliance il y a, elle est vraiment de circonstance, car on ne peut pas dire que proches de Saleh et EI soient les meilleurs amis du monde, mais tous ont pour ennemi commun l’Arabie saoudite, dont l’engagement terrestre risque de se compliquer. Les Saoudiens ont mis les pieds dans un bourbier et risquent d'avoir du mal à s’en dégager.