Le grand reporter Éric Laurent et sa consœur Catherine Graciet sont soupçonnés d’avoir voulu extorquer 3 millions d’euros à Mohammed VI. Une affaire qui risque de discréditer les investigations des journalistes travaillant sur le Maroc.
"Du jamais vu, c’est d’une audace folle !" C’est par cette exclamation qu’Éric Dupond-Moretti, l’avocat du roi du Maroc, a commenté la tentative d’extorsion de fonds que les journalistes Éric Laurent et Catherine Graciet sont accusés d’avoir opérée à l’encontre de son client. Le reporter et sa consœur sont en effet soupçonnés d'avoir réclamé 3 millions d’euros à Mohammed VI pour ne pas qu’ils publient leur livre d’investigation sur le royaume chérifien. Jeudi 27 août, les deux auteurs ont été placés en garde à vue après leur interpellation à la sortie d’un restaurant parisien.
Tout aurait commencé le 23 juillet, lorsqu’Éric Laurent a une première fois contacté le cabinet du roi en indiquant qu'il préparait un ouvrage à charge contre le monarque. Une première rencontre aurait été organisée à Paris avec un confrère marocain de Me Dupond-Moretti. "Écoutez, moyennant 3 millions d'euros, je ne publie pas mon livre, un livre que je prépare avec Catherine Graciet", aurait dit franco le journaliste à l’avocat.
Guet-apens
Immédiatement après le rendez-vous, le royaume du Maroc porte plainte en France, où le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire sur les agissements des deux reporters. D'autres rencontres auraient ensuite été organisées mais cette fois sous la surveillance des enquêteurs. À ces occasions, le journaliste d’investigation aurait renouvelé son offre. Trois juges d’instruction sont alors saisis. Et un ultime guet-apens, digne des romans d’espionnage, est discrètement organisé. Jeudi, lors de la dernière entrevue, enregistrée par la police française, Éric Laurent se serait ainsi vu remettre une avance de 80 000 euros par un contact marocain avec qu’il s’était préalablement entendu sur une transaction de 2 millions d’euros.
itUne affaire rare qui ne laisse d'étonner dans les milieux journalistiques. Car Éric Laurent est loin d’être un perdreau de l’année. Âgé de 68 ans, cet ancien du "Figaro" et collaborateur régulier de France Culture est l'auteur de nombreux livres d'enquête s’attachant à dévoiler "la face cachée de…". Ses domaines de prédilection ? Le monde de la finance, le commerce du pétrole, la politique extérieure américaine... Tout ce qui fleure bon les manipulations, les réseaux occultes et les secrets d’État.
De l’hagiographie aux livres à charge
Le grand reporter n’a pas toujours donné dans l’investigation à charge. En 1993, il avait signé "La mémoire d'un roi", un livre d’entretiens avec l'ancien monarque Hassan II, père de Mohammed VI, "réalisé en bonne entente avec le palais" comme le rappelle l’hebdomadaire "Jeune Afrique". En 1999, il publiait un autre complaisant recueil d’interviews, cette fois-ci avec Henri Konan Bédié, alors président de la Côte d’Ivoire.
Mais Éric Laurent s’est surtout fait connaître pour son traitement controversé des attentats contre les tours du World Trade Center. Dans un ouvrage intitulé "La Face cachée du 11-Septembre", le spécialiste ès questions géopolitiques s’employait à pointer les contradictions de la version officielle des faits, tout en se défendant de verser dans les thèses "complotistes".
Malgré ce travail de recherche jugé fantaisiste, Éric Laurent a suffisamment de gages de sérieux pour avoir été publié dans les plus grandes maisons d’édition. Comme l’a rapporté à "Libération" son éditeur au Seuil, l’entregent du journaliste aurait contribué à la publication des ouvrages de son fils, Samuel Laurent, spécialiste du jihad dont les analyses sont pourtant critiquées pour leur mince fiabilité.
De fait, c’est surtout au Maroc qu’Éric Laurent a eu mauvaise presse. La faute à son précédent ouvrage co-écrit avec Catherine Graciet, "Le Roi prédateur", un livre accusateur sur Mohammed VI qui avait valu au quotidien espagnol "El Pais" d’être interdit sur le territoire marocain pour en avoir publié les bonnes feuilles.
"Triste histoire"
Jusqu’à l’affaire du chantage présumé, la carrière de sa collaboratrice ne souffrait, elle, d’aucune ombre au tableau. "Je suis sous le choc [...] Je savais que Catherine avait ce projet [de livre]. Si les faits sont avérés, c'est très surprenant de la part de Catherine. Elle n'a pas le profil pour ce type de délit", a réagi auprès de l'AFP le journaliste Nicolas Beau avec qui elle a signé plusieurs livres, dont "La Régente de Carthage" sur Leïla Trabelsi, épouse de l'ex-président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali.
Catherine Graciet a également écrit "Sarkozy-Kadhafi, histoire secrète d'une trahison", où un ancien responsable politique libyen donne du crédit aux accusations de financement de la campagne de l'ancien président français Nicolas Sarkozy par le régime de Mouammar Kadhafi.
En attendant que la lumière soit faite sur l’affaire, la profession s’inquiète déjà de ses conséquences. "Si cette affaire de chantage est vraie, elle va porter préjudice à tous les journalistes qui essayent de faire un travail honnête et parfois critique envers la monarchie", indique à France 24, Aïcha Akalay, directrice de la rédaction Internet de l’hebdomadaire marocain "Tel Quel".
"C’est une triste histoire qui risque de déconsidérer le travail de ceux qui essaient de donner une image objective du Maroc, a pour sa part déploré à l’AFP Gilles Perrault, auteur en 1990 de 'Notre ami le roi', un ouvrage très critique à l’endroit des 30 années de règne d’Hassan II. Cela risque de déconsidérer à l’avance toute critique."