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Face à la loi Duplomb, des chefs cuisiniers s'insurgent et mettent les pieds dans le plat
Après la prise de parole tranchante du chef triplement étoilé Jacques Marcon contre la loi Duplomb, une vague inédite de mobilisation secoue le monde feutré de la restauration. Des cuisines gastronomiques aux cantines responsables, près de 400 professionnels s’élèvent contre un texte jugé dangereux pour la santé publique, l’environnement et la qualité de l’alimentation.
Des étudiants en uniforme de chef participent à un cours de cuisine à l'école hôtelière Ferrandi-Paris, le 17 mars 2025. © Thibaud Moritz, AFP

"Nous, restaurateurs, faisons ce métier pour nourrir, pas pour empoisonner". Les chefs montent au créneau face à la loi Duplomb, alors que la pétition réclamant son abrogation dépasse les 1,9 million de signatures. Dans une tribune publiée jeudi 24 juillet dans Le Monde, de nombreux professionnels de la restauration témoignent de leur inquiétude face à la qualité des produits servis, et demandent, eux aussi, le retrait de la loi controversée.

"Si nous prenons la parole aujourd’hui, c’est que nous sommes estomaqués par l’aveuglement de nos politiques et par les liens, devenus trop évidents, de ces derniers avec l’agro-industrie", écrivent-ils dans le sillage d'une prise de parole très commentée, quelques jours auparavant, du chef triplement étoilé Jacques Marcon, d'ordinaire plutôt discret.

"'Fiers d’être altiligeriens' est la devise de notre département, mais aujourd’hui j’ai honte de vivre en Haute-Loire, département dont vous êtes sénateur !", écrivait le chef du restaurant Régis & Jacques Marcon le 9 juillet dernier sur Instagram, s'adressant directement à Laurent Duplomb, dont la loi éponyme prévoit de réintroduire à titre dérogatoire l'usage de l'acétamipride, pesticide de la famille des néonicotinoïdes.

Accusant le parlementaire de s'être "érigé en porte-parole de l’industrie agroalimentaire qui privilégie une agriculture intensive et néfaste pour les générations futures", son post, illustré par une photo d'un pré d'herbes sauvages de Haute-Loire, a reçu de nombreux commentaires de soutien, y compris de confrères, au nom de la défense des terroirs et de la qualité de leurs produits.

"Merci, nous n’en pensons pas moins dans nos paysages de Brière qui récoltent toutes l’eau d’écoulements alentours. Merci à toi et bravo de le proclamer haut et fort, je relaie avec plaisir ton message", lui répondait alors notamment Éric Guérin, chef du restaurant gastronomique La Mare aux Oiseaux.

À lire Loi Duplomb : une contestation massive loin de garantir une abrogation

Une prise de parole pionnière

L'intervention de Jacques Marcon, la première du genre dans le monde de la restauration, a été d’autant plus marquante qu’elle vient d’une figure de la gastronomie d’excellence, conférant à la contestation une légitimité et une visibilité accrues.

Sa prise de parole a brisé le silence traditionnel de la profession sur les questions politiques et environnementales, déclenchant une mobilisation collective sans précédent, qui a à ce jour réuni près de 400 chefs et professionnels autour d’une tribune commune.

"La loi dite 'Duplomb' est une insulte aux scientifiques, une insulte aux agriculteurs qui se passent des pesticides tous les jours, une insulte à la santé de tous, mais aussi une insulte à notre métier", déplorent les signataires, parmi lesquels le triplement étoilé Mauro Colagreco, l'ancien trois étoiles Olivier Roellinger, l'ex-candidate de l'émission "Top Chef" Chloé Charles, ou encore le chef trois étoiles et juré du même programme télévisé, Glenn Viel.

"Je ne comprends pas (cette loi)", affirme ce dernier à l'AFP, dénonçant "les pesticides qui polluent notre terre" alors que "l'alimentation a une grande part (de responsabilité) dans les cancers".

"On a la capacité de mettre des milliards dans la défense de notre pays. Et c'est normal", poursuit-il. "Est-ce qu'on ne pourrait pas trouver un milliard ou deux pour nos agriculteurs, pour les aider à faire cette transition (écologique) ?"

Dans une interview à Nice Matin, Mauro Colagreco, chef franco-argentin du Mirazur, à Menton, dans le sud de la France, évoque vendredi une "loi catastrophique" qui va "à rebours de l’ensemble des analyses scientifiques, et représente une régression totale, un mépris proclamé aux exigences sanitaires et environnementales."

Ce dernier appelle à l’abrogation pure et simple du texte, au nom d’une agriculture "respectueuse de la nature et de notre santé".

De son côté, Marie-Victorine Manoa, cheffe et chroniqueuse dans l'émission "Très très bon !" qualifie cette loi de "coup de massue" et appelle à la "rébellion générale".

Également signataire de la tribune, Thibaut Spiwack, chef étoilé du restaurant ANONA s'est quant à lui confié à RTL, dénonçant une scission croissante entre ceux qui veulent bien manger et ceux qui en sont exclus. Celui-ci estime que le texte conduit à produire des légumes "blindés de produits chimiques et toxiques" et de valeur nutritive faible. Un intérêt qu'il voit comme purement commercial mais banalisé "parce que d'autres pays d'Europe le font également".

"Aujourd’hui, nous sommes inquiets. Inquiets de l’avenir de notre alimentation qui subit de plein fouet la crise climatique et la perte de la biodiversité. Inquiets de la hausse effrayante des cancers. Inquiets de la qualité des produits que nous servons, qui ne semble que se détériorer, ces derniers contenant toujours plus de résidus de pesticides. Même l’eau que nous apportons à table, qu’elle soit minérale ou du robinet, est touchée par ce problème. Nous faisons ce métier pour nourrir, pas pour empoisonner."

– Extrait de la tribune publiée dans Le Monde

À voir Deux agriculteurs face à la pétition contre la loi Duplomb

Mobilisation transversale

Rédigée à l'initiative de l'entreprise Ecotable qui accompagne les restaurateurs vers plus d'éco-responsabilité, la tribune ratisse large dans la profession, des étoilés aux cantines, en passant par des bistrots et des collectifs de restaurateurs-paysans.

Les chefs "sont des personnes qui ne prennent pas souvent la parole mais l'alimentation, c'est leur quotidien", explique à l'AFP Fanny Giansetto, fondatrice d'Écotable.

"Nous les restaurateurs, on est plutôt des besogneux, on ferme notre gueule et on avance. Mais à un moment, il faut taper du poing sur la table", estime Glenn Viel.

Versant dans l'autocritique, Jacques Marcon – qui revendique pourtant son lien avec le monde paysan – s'est lui même estimé "aussi responsable de cette loi rétrograde" et prêt à devenir "un vrai militant de la cause agricole et de la cause environnementale". Mais il enjoint aussi tout un milieu "à se remettre en question", à "aider" les agriculteurs. 

"Nous avons bien conscience des difficultés que rencontrent les producteurs français au quotidien (...) tiraillés par la rentabilité de leur métier et les demandes citoyennes croissantes à sortir du productivisme", nuance ainsi la tribune. "Mais la loi Duplomb, adoptée le 8 juillet par le Parlement, ne vient résoudre aucune de ces problématiques. Au contraire, elle ferme les yeux sur les vraies difficultés, à savoir la rémunération des producteurs, le libre-échange et la mise en concurrence des denrées alimentaires."

"Votre texte fait plaisir, un grand merci, car effectivement cette loi qui se veut 'celle réclamée' par LES agriculteurs est loin de faire l'unanimité parmi nous !", réagissait, sous le post de Jacques Marcon, un utilisateur Instagram se présentant comme vigneron bio.

En réponse au post déclencheur, le sénateur Duplomb avait lui-même publié une réponse sur sa page Facebook, accusant Jacques Marcon de "donner des leçons", et l'invitant à "sortir des étoiles de sa cuisine".

Dans le milieu de la gastronomie, discret et jusqu'ici peu prompt à se mobiliser comme lors de la crise des agriculteurs, en 2024, la parole se libère peu à peu, portée par l'élan de Jacques Marcon. Derrière lui, c’est tout un secteur qui commence à s’aligner, exprimant une inquiétude partagée pour l’avenir de l’alimentation, la santé publique et le rôle des restaurateurs dans cette chaîne.

Parmi les soutiens les plus visibles, Stéphane Manigold, restaurateur, dirigeant du groupe Eclore, et figure médiatique du secteur, s’est exprimé à son tour sur Instagram pour défendre le chef de Haute-Loire. Dans une publication intitulée "vérité des faits au regard du texte", il fustige les propos du sénateur Duplomb et y répond "point par point", considérant la loi Duplomb comme "une mesure sociale limitée, que [vous] tentez de draper dans un récit idéologique opportuniste".

"Les professionnels du terrain ne sont ni aveugles, ni naïfs", poursuit-il.

Si les chefs ne s’étaient jusqu’ici que rarement exprimés sur des sujets politiques ou agricoles, la loi Duplomb semble ainsi avoir agi comme un électrochoc, cristallisant une indignation transversale, du bistrot de quartier aux trois étoiles.

Avec AFP