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Londres : Brixton lutte contre l'embourgeoisement pour garder son âme et ses habitants

envoyée spéciale à Londres – Longtemps associé aux tensions raciales des années 1980, le quartier de Brixton cristallise aujourd'hui l'exaspération des Londoniens face à l'inflation immobilière. Reportage sur les dessous de la réussite britannique avant les élections du 7 mai.

C'est un petit bout de Jamaïque à Londres. À Brixton, quartier afro-caribéen du sud de la capitale britannique, le dépaysement opère dès la sortie du métro. Un air de reggae s'échappe des magasins et les dreadlocks, si peu nombreux en centre-ville, envahissent soudainement les trottoirs. Presque une caricature, pourrait-on penser. Le côté "peace" en moins.

Car sous son aspect coloré et terriblement sympathique, Brixton cache un profond malaise social. Trente ans après les émeutes qui opposèrent des jeunes, en grande majorité d'origine afro-caribéenne, à la police, ce quartier populaire - dont la réputation a longtemps été celle d'une zone mal famée - a de nouveau manifesté sa colère, samedi 25 avril. Cette fois, pas de tension autour de la couleur de la peau, mais plutôt autour de celle des billets de banque.

La hausse des prix de l'immobilier et "l'embourgeoisement" qui l'accompagne, obligent l'historique communauté issue de l'immigration massive en provenance des îles britanniques des Caraïbes juste après la Seconde Guerre mondiale (Jamaïque, mais aussi Trinidad et Tobago ou la Barbade) à partir toujours plus loin du centre. Excédés, plusieurs centaines d'habitants du quartier - chapeautés par le collectif Brixton Community United - ont défilé dans les rues et devant la mairie. Au départ pacifique, la marche a rapidement dégénéré, une partie du cortège s'en prenant, entre autres, à la vitrine de l'agence Foxtons, spécialisé dans l'immobilier haut de gamme, d'autres tentant de forcer l'entrée du commissariat avant d'être repoussés à coups de gaz lacrymogène par les forces de l'ordre.

"Un trois-pièces à 1 800 livres, contre 800 il y a dix ans"

Brixton, c'est un peu un symbole du ras-le-bol de "la toute-puissance de l'argent", explique Anabella Cardoso, une des porte-parole du collectif Brixton Community United, intarissable sur le thème de l'injustice sociale. "Les prix de l'immobilier n'ont cessé d'augmenter ces dernières années. Un appartement trois-pièces, ici, se loue 1 800 livres par mois [2 000 euros], contre 800 livres il y a dix ans", ajoute cette commercante, propriétaire de l'épicerie AC Continental Delicatessen. Une hausse confirmée par l'agence immobilière Haart, située devant la bouche de métro de la Victoria line. "Historiquement, il y a toujours eu beaucoup de locataires à Brixton. Aujourd'hui, de plus en plus de gens veulent acheter. La demande augmente, les prix aussi", résume Sunny Feridun Marla, le responsable de l'agence.

Comme beaucoup de quartiers londoniens donc, Brixton n'échappe pas à la loi du marché de l'immobilier. Mais quand tant d'autres se résignent, pourquoi les habitants de ce quartier afro ont-ils décidé de se faire entendre par les autorités ? La réponse se trouve à la sortie du métro, sous les arches de la voie ferrée où flottent des dizaines de banderoles maladroitement accrochées. Sur ces bouts de draps tendus, de nombreux slogans interpellent le tout-venant sur l'opposition des habitants à un projet immobilier de Network Rail, la société privée propriétaire du réseau ferroviaire britannique.

Whites need to stop thinking that they won Britain. Its a welcoming country to all. #brixtonprotest #reclaimbrixton pic.twitter.com/Rn1M4HGG7j

— Clair Arnold (@moo_clair) 26 Avril 2015

L'entreprise en question projette de "réaménager" les terrains situés sous le chemin de fer pour y accueillir de nouveaux commerces dans les trois prochaines années, en lieu et place des petites échoppes de proximité. Hors de question, s'indigne le collectif de Brixton, qui tient à la préservation de l'esprit de quartier. "Ici, il y a l'âme des Caribéens", précise Anabella. "La poissonnerie au bout de la rue est là depuis 82 ans. Le grand-père, le père et maintenant le fils ont repris l'affaire. Vous imaginez ce que ce projet immoblier symbolise à leur yeux ?" Et il y a fort à parier que les nouveaux baux commerciaux seront hors de portée des commerçants expropriés.

L'âme de Brixton

Le projet de Network Rail, c'est donc un peu la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Hausse des loyers, "embourgeoisement" du quartier, départ de la communauté afro, et maintenant réaménagement d'une zone inscrite dans l'ADN du quartier... Pour les habitants, c'en est trop.

Mais n'allez surtout pas leur parler de conservatisme ou de communautarisme. Beaucoup expliquent que ce n'est pas le changement de Brixton qui pose problème, mais sa rapidité. "Il ne faut pas croire qu'on est réticent à la modernité ou à tout projet immobilier", confie Regina, qui travaille depuis 20 ans, dans une papeterie, située sous les arches - et donc concernée par le projet de Network Rail. "Mais j'ai l'impression qu'on accueille tous ces investissements, tout cet afflux d'argent sans prendre le temps de se soucier de ce que vont devenir les gens qui ont toujours habité le quartier. Ils sont pourtant l'âme de Brixton ! On les force à s'excentrer de plus en plus !"

Même indignation chez Tej, un jeune de 25 ans, interrogé par "The Guardian". "Je ne dis pas que le quartier devrait toujours rester le même, mais il y a quelque chose de dérangeant dans ces changements. Brixton représente une longue lignée de la lutte noire. Et je ne veux pas qu'il devienne comme Shoreditch, [un ancien quartier ouvrier de l'est de Londres investi ces dernières années par une population jeune et privilégiée, NDLR] un quartier sans personnalité".