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"American Sniper" : dans la tête d'un tueur (d'élite) en série

Énorme succès public outre-Atlantique, "American Sniper" de Clint Eastwood revient sur les "exploits" irakiens du tireur d’élite le plus redoutable de l’armée US. Grossière propagande ou lucide portrait d’une Amérique obsédée par sa sécurité ?

Chaque mardi, France 24 se penche sur deux films qui sortent en salles. Cette semaine, le très controversé film de guerre "American Sniper" de Clint Eastwood et la ludique comédie d’épouvante "Réalité" de l’iconoclaste Quentin Dupieux.

Il aura donc fallu à Clint Eastwood près de 45 années de réalisation avant de signer son plus grand succès au box-office américain en même temps que son film le plus controversé. En un peu plus d’un mois d’exploitation aux États-Unis, "American Sniper" a déjà récolté quelque 300 millions de dollars de recettes ainsi que plusieurs procès en propagandisme instruits par une partie de la gauche américaine.

À l’instar de "Zero Dark Thirty" qui, il y a trois ans, valut à sa réalisatrice Kathryn Bigelow d’être conspuée pour sa prétendue complaisance envers l’usage de la torture, le dernier long métrage du réalisateur de 84 ans est accusé de véhiculer l’idéologie néo-conservatrice américaine en mettant en scène les exploits militaires d’un tireur d’élite engagé en Irak entre 2003 et 2009.

Il faut dire que Chris Kyle, le soldat en question, est loin du héros au grand cœur auquel la filmographie récente d’Eastwood avait pu nous habituer. Ancien cow-boy texan qui s’est engagé sous les drapeaux au lendemain des attentats de 1998 contre les ambassades américaines de Dar es-Salam et Nairobi, ce sous-officier des forces spéciales US a construit sa légende autour des 255 personnes qu’il prétendait avoir abattues durant la campagne irakienne (le Pentagone n’en a confirmé que 160, une broutille). Ces faits d’armes, le "diable de Ramadi", comme l’appelaient ses ennemis, les a longuement détaillés en 2012 à la faveur d’une autobiographie dans laquelle il disait regretter ne pas avoir tué davantage de "sauvages". Charmant personnage.

Héros ou meurtrier, le film "American Sniper" enflamme le web

Encombrante caricature ?

"American Sniper", qui n’est autre que l’adaptation de ces mémoires, est-il à ce point fidèle à son modèle pour mériter d’être taxé de tract à la gloire de la suprématie états-unienne ? A priori, oui. Plusieurs signes tendent en tout cas à nous en convaincre. Au premier rang desquels la représentation à gros traits d’une population irakienne ne comptant en son sein que de bruyants guignols agitant les bras, de pleurnicheuses "mater dolorosa" et d’impitoyables égorgeurs de mécréants. Une encombrante caricature qui trahit au mieux une méconnaissance du monde arabe (ce qui est regrettable), au pire une aversion pour son peuple (ce qui est détestable).

De fait, le plus grand reproche formulé par les détracteurs du film est qu’il ne se départ jamais du point de vue va-t-en-guerre de Chris Kyle. C’est ce qui fait pourtant le sel d’"American Sniper". En observateur affuté de son pays, Clint Eastwood sait tout le bénéfice narratif qu’il peut tirer du parcours d’un Texan moyen devenu héros national.

Élevé par un père patriote qui divisait le monde en brebis (victimes), loups (bourreaux) et chiens de berger (protecteurs), Chris Kyle est convaincu d’agir pour le bien, même lorsqu’il est amené à abattre femmes et enfants. Protéger l’Amérique et ses combattants de la liberté, c’est dans son ADN. On mesure ici toute la puissance du jeu de Bradley Cooper, auteur d’une impeccable composition dans l’uniforme du légendaire Navy Seals sûr de son fait. Il faut voir l’air ahuri qui se dessine sur son visage chaque fois que son épouse (Sienna Miller) ou ses frères d’armes émettent le début de commencement d’un doute sur le bien-fondé de la présence américaine en Irak.

Jeu du chat et de la souris

Pour Chris Kyle, la chose est entendue, incontestable, évidente : "les États-Unis sont le meilleur pays au monde". La phrase est assénée avec un tel aplomb qu'elle en est ridicule. Peut-on dès lors croire que Clint Eastwood y adhère pleinement ? À peine commencions-nous à envisager le film comme une critique de la toute-puissante et arrogante Amérique que le doute s’immisce à nouveau sur les réelles intentions de son auteur (notamment dans cette façon qu’il a d’opposer le bruit et la fureur de l’enfer irakien à la quiétude du paradisiaque foyer américain).

Par son refus de prendre de la distance, le réalisateur cultive ainsi une ambiguïté qui demande une attention de tous les instants. Parce qu’on sait le vieux cinéaste proche du Parti républicain, parce qu’on connaît ses très droitières convictions politiques, on guette en permanence le faux pas, l’accident, l’élément à charge qui ferait définitivement basculer "American Sniper" du côté du chauvinisme débridé. Un jeu du chat et de la souris qui sollicite de manière continue notre sens critique, notre capacité d’analyse. Une véritable expérience de cinéma, en somme.

En clair, "American Sniper" est de ces films où chacun y trouve son compte. Le spectateur pétri de patriotisme comme l’adepte des grands thèmes eastwoodiens sans oublier l’amateur de grand spectacle (les scènes de guérilla urbaine sont impressionnantes de réalisme). Sûrement est-ce là une explication du succès que le long métrage remporte actuellement en salles. Pas sûr en revanche qu’il connaisse pareil plébiscite aux Oscars (où il est nommé six fois), tant on sait le peu d’appétence que l’Académie éprouve pour les polémiques.

-"American Sniper" de Clint Eastwood, avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Luke Grimes... (2h12).