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"Foxcatcher" : le cinéma de Bennett Miller est un sport de combat

Prix de la mise en scène au Festival de Cannes, "Foxcatcher" de Bennett Miller suit la relation toxique entre un lutteur américain et son inquiétant mécène. Un drame glaçant, interprété avec brio et extrêmement maîtrisé. Trop peut-être.

Chaque mardi, France 24 se penche sur deux films qui sortent en salles. Cette semaine, le drame américain "Foxcatcher" de Bennett Miller, et la comédie sociale française "Discount" de Louis-Julien Petit.

La scène est magistrale. Deux lutteurs à l’entraînement s’agrippent précautionneusement l’un à l’autre. Et se lancent dans un corps à corps, filmé au plus près. Le claquement des mains sur la peau est sec, le souffle retenu et la chute des corps abrupte, jamais brutale. Plus qu’un combat, c’est une pantomime de sueur et de muscle, une gracieuse et athlétique chorégraphie aussi hargneuse que prévenante. Car les deux hommes ne sont pas tout à fait adversaires. Ce sont deux frères, deux champions qui firent, dans les années 1980 et 1990, les grandes heures de la lutte américaine : Dave Schultz (Mark Ruffalo), médaillé d’or aux Jeux olympiques de Los Angeles 1984, et son frère Mark (Channing Tatum).

Tout dans cette séquence inaugurale de "Foxcatcher" glorifie la beauté du geste. Le geste du sportif, mais aussi le geste du cinéaste. Que ce soit sur un tapis ou sur un grand écran, nous dit son réalisateur Bennett Miller, l’issue d’un face-à-face importe moins que l’action en mouvement. La fin de "Foxcatcher", d’ailleurs, on la connaît. Le film est tiré d’un authentique faits divers qui mit le monde du sport américain en émoi : l’assassinat en 1996 de l’aîné des Schultz, Dave, par un richissime et mégalomane mécène sportif du nom de John E. du Pont (interprété ici par un étonnant Steve Carell).

Atmosphère vaporeuse

Mégalomane, c’est peu de le dire. Le milliardaire est un austère excentrique qui se qualifie lui-même de "patriote, philatéliste, philanthrope et ornithologue". Curieux curriculum vitae qui trahit, on en conviendra, un esprit fantasque. Dont sa future victime semble, au départ, être le seul à se méfier. Lorsque le fortuné amateur de lutte propose aux deux frères d’intégrer le camp d’entraînement (la fabrique à champions, devrait-on dire) qu’il a installé dans son immense propriété, Dave hésitera longuement avant d’accepter. Mark, lui, se jette à corps perdu dans l’ambitieux projet qui pourrait lui permettre de devenir, comme son frère, un champion olympique. Son nouveau mentor le couve à l’excès, en fait son poulain, son confident, son fils. La liaison devient malsaine. Le bienfaiteur n’en est pas un.

La mise en scène de ce drame délétère est impeccable (elle fut récompensée au dernier festival de Cannes), l’image brumeuse, vaporeuse qui entoure de mystère l’ambiguë relation entre le jeune lutteur et son protecteur. Reste que des mystères, il n'y en a point. Ou si peu. La psychologie des personnages est somme toute assez simple : le capricieux John E. du Pont comme le docile Mark Schultz sont deux êtres en quête de reconnaissance. Le premier cherche l’approbation de sa mère mal-aimante, le second celle d’un père de substitution.

Précaution de funambule

"Foxcatcher" manque d'un "je-ne-sais-quoi" pour susciter une adhésion pleine et entière. Comme dans un cahier de coloriage où rien ne déborderait, le film n’outrepasse jamais les limites du placide drame psychologique. Visiblement mû par la volonté d’inscrire une "grande tragédie américaine" à sa filmographie, pourtant très honorable, le réalisateur de "Truman Capote" et du "Stratège" fait constamment preuve d’une précaution de funambule. Comme s’il craignait, à chaque instant, que son film bascule soit du côté de la petite œuvre auteuriste, soit du côté du thriller hollywoodien à gros traits. Le dosage est certes juste mais manque de piquant.

En suivant sans détour la ligne de crête, "Foxcatcher" finit par s’emprisonner dans sa bulle. Le trio formé par Channing Tatum, Mark Ruffalo et Steve Carell n’en demeure pas moins exceptionnel. Fragile chérubin coincé dans une carcasse de déménageur, le premier offre une performance d’une bluffante sensibilité. Méconnaissable sous les traits du philanthrope manipulateur, Steve Carell, davantage abonné aux rôles comiques d’Américains moyens, livre une glaçante prestation. À Cannes, où le film concourrait pour la Palme d’or, le prix d’interprétation lui avait échappé. En février, l’Oscar pourrait cependant lui revenir puisqu’il est nommé dans la catégorie "meilleur acteur".

-"Foxcatcher" de Bennett Miller, avec Channing Tatum, Steve Carell, Mark Ruffalo, Sienna Miller… (2h14)