
Après des années de travaux et de polémiques, la Philharmonie de Paris a ouvert ses portes mercredi avec un concert inaugural réunissant le gratin politique et culturel. Mais sans son architecte Jean Nouvel, qui estime l'ouverture "prématurée".
Dressé au cœur de La Villette, dans le nord-est de la capitale française, l’ambitieuse Philharmonie de Paris entend combler un vide dans le paysage culturel de la ville. Bien qu’elle jouisse d’une réputation d’excellence dans le domaine des arts - grâce notamment à son musée du Louvre et à ses deux opéras -, la Ville Lumière ne comptait toujours pas en son sein d’auditorium philharmonique digne d’une capitale.
À compter de ce mercredi 14 janvier et la tenue d’un concert inaugural au répertoire exclusivement français (Henri Dutilleux, Gabriel Fauré, Maurice Ravel, etc.), l’imposante structure de fer et d’aluminium, conçue par le célèbre architecte Jean Nouvel, remplace ainsi la salle Pleyel, jugée vieillissante, qui constituait jusqu’alors le seul lieu d’accueil parisien d’orchestres classiques de rang international.
Signe de l’importance que revêt l’événement, le président François Hollande a assisté à la première de ce que Pierre Boulez, chef d’orchestre et initiateur du projet, qualifie de "Centre Pompidou de la musique". À l'instar de ce haut lieu de l'art contemporain inauguré en 1977, la sortie de terre de la Philharmonie ne s’est pas faite sans douleur. Financée à parts égales par l’État et la Ville de Paris, la construction du bâtiment a vu son coût enfler au fil des ans. Le montant de la facture estimé à 200 millions d’euros en 2007 devrait grimper à 386 millions d’euros. De quoi attiser encore un plus l’ire des personnes jugeant le projet pharaonique…
Une expérience intime
De loin, l’imposante structure ressemble à la carcasse rouillée d’un vaisseau spatial qui se serait écrasé Porte de Pantin, à la lisière de Paris. De plus près, son manteau d’acier recouvert de 340 000 oiseaux métalliques forme une gigantesque volée prête à se perdre dans le ciel parisien.
À l’intérieur, les couleurs chaudes qui habillent la grande salle offrent un saisissant contraste avec la façade aux contours dépouillés. À l’image de ces balcons suspendus, conçus comme des "nappes immatérielles de musique et de lumière", selon les termes de Jean Nouvel, l’ensemble de l’auditorium semble avoir été pensé pour créer un sentiment d’intimité, malgré une capacité d’accueil pouvant s’élever à 3 600 personnes. Impression renforcée par la faible distance - seulement 32 mètres, contre 48 mètres à Pleyel - séparant le chef d’orchestre du spectateur le plus éloigné.
"Il ne faisait aucun doute que l’esthétique de la salle serait incroyable, affirme Paavo Jarvi, directeur de l’Orchestre de Paris, principale formation résidente de la Philharmonie. Nous saurons bientôt si le son est à la hauteur."
Les acousticiens du lieu, comptant parmi les plus illustres du monde, disent en tout cas avoir eu recours à une technique novatrice pour reproduire le meilleur son possible. Un défi de taille pour cet écrin sis à proximité du très fréquenté périphérique parisien et des très bruyantes salles de concerts de rock voisines que sont le Zénith et le Trabendo.
Au terme de la première répétition qui s’est tenue lundi 12 janvier, l’ensemble de l’Orchestre de Paris se disait impressionné par la "transparence éclatante" du son. Mais pour Paavo Jarvi, les musiciens et les techniciens de la Philharmonie devraient mettre du temps à trouver l’acoustique parfaite. Au moins plusieurs mois d’"apprentissage et de voyage dans l’inconnu", selon lui. "Une grande salle et un orchestre doivent former un seul corps, explique-t-il, conscient du peu de temps qui lui a été imparti pour apprivoiser les lieux avant le concert d’ouverture. On vient à peine de découvrir l’endroit que nous avons déjà un pied sur scène."
"Sabotage"
"Précipitation", c’est le mot qui revient aujourd’hui le plus souvent pour décrire le projet. Et pas seulement chez les musiciens. Car, à l’heure d’ouvrir ses portes au public, la tant attendue Philharmonie demeure un chantier où s’active chaque jour, au milieu des grues et des camions, une cohorte d’ouvriers pressés. Si de larges pans de la façade viennent tout juste d’être recouverts de leur habit de verre et de métal, Laurent Bayle, président de l'institution, concède que l’extérieur de la structure ne sera pas finalisé avant l’été. "L’auditorium est totalement achevé, assure-t-il, mais cela prendra plusieurs mois avant d’apporter les dernières touches à la façade." Pour l'heure, la large esplanade et le belvedère, situé à 37 mètres de hauteur, n'ont toujours pas été aménagés.
Il n’empêche, le bâtiment revient de loin. En 2010, alors que le monde subit encore les effets de la crise financière, le projet faillit être abandonné, avant que Nicolas Sarkozy, alors président de la République, ne décide de le poursuivre. Suivront des coupes budgétaires décidées, au nom de l’austérité, par les différents gouvernements de François Hollande. Première concernée par les sacrifices, l'ambition de Jean Nouvel doit être revue à la baisse. Critiqués pour ses choix nécessitant des dépenses somptuaires, l’architecte a été peu à peu écarté de l’aventure.
C’est donc sans son accord que le site est inauguré. Aujourd’hui, le lauréat du prestigieux prix Pritzker dénonce une ouverture prématurée qui fait déshonneur à son travail. "Le mépris, ces deux dernières années, pour l’architecture, pour le métier d’architecte et pour l’architecte du plus important programme culturel français de ce début de siècle, m’interdisent d’exprimer mon accord et ma satisfaction par ma participation à la soirée d’ouverture, dans une architecture qui oscille souvent entre la contrefaçon et le sabotage", écrit-il dans une tribune publiée dans "Le Monde" daté du jeudi 15 janvier.
"Une main tendue aux banlieues"
Outre la gestion du temps et de l’argent, la localisation du site pose également problème. Nombre des habitués de la salle Pleyel, située dans le très chic ouest parisien, ne voient pas forcément d’un très bon œil le fait de devoir traverser la capitale pour assister aux concerts.
Pour Laurent Bayle, l’implantation de la Philharmonie dans un quartier populaire comme la porte de Pantin, à la bordure de Paris, a pour but de démocratiser l’accès d’une musique traditionnellement prisée des milieux aisés. Selon lui, l’endroit doit être "une main tendue aux banlieues". "L’art et la culture doivent trouver de nouvelles façons de s’adresser à la société, notamment à travers l’éducation", affirme-t-il avant de décliner l’ensemble des activités qui animeront l’endroit : ateliers pédagogiques, expositions, bars, restaurants…
Soucieux d’attirer un public ouvert, Laurent Bayle a opté pour une politique tarifaire qui se veut attractive : le prix d’un billet d’entrée - à partir de 10 euros - a ainsi été baissé de 20 % à 30 % par rapport à ceux vendus salle Pleyel. En termes de programmation, la Philharmonie ne se limitera pas à la musique classique puisque des concerts de rock, de jazz et de musiques du monde seront également organisés.
En attendant de recevoir les visiteurs, Laurent Bayle espère que la Philharmonique ouvrira de nouvelles perspectives culturelles dans un pays récemment frappé par les attaques terroristes les plus meurtrières jamais menées ces 50 dernières années. "La culture doit porter les valeurs de tolérance et de liberté d’expression", affirme-t-il.
Paavo Jarvi a d’ores et déjà annoncé que la première semaine de concerts débutera par un hommage aux victimes des attaques du journal satirique "Charlie Hebdo" et du supermarché casher de la Porte de Vincennes. "Mais nous ne transformerons pas le programme en quelque chose de trop tragique, dit-il. Les caricaturistes [de Charlie Hebdo] n’auraient pas aimé l’idée."
Visite guidée avec le violoniste Franck Della Valle
Philharmonie de Paris : visite avec le... par telerama