Dans la pièce "France-Allemagne : duel fraternel dans la surface de réparation", un duo de comédiens français et allemand "rejoue" avec humour la légendaire demi-finale du Mondial-1982 pour mieux explorer les relations entre les deux pays.
Le sélectionneur Didier Deschamps a beau s’en défendre, le huitième de finale de la Coupe du monde 2014 que la France s’apprête à disputer contre l’Allemagne aura un petit air de revanche. Trente-deux ans après le "Mundial" espagnol et sa légendaire demi-finale perdue par les Bleus au profit de la République fédérale d’Allemagne (RFA), les supporters tricolores, même les plus jeunes, auront à cœur de voir leurs champions réparer ce qu’ils considèrent comme l’une des plus grandes injustices de l’histoire du football.
Pas besoin en effet d’avoir vécu cette tragédie nationale en direct à la télévision : la "nuit de Séville", comme certains l’appellent, est inscrite dans la mémoire collective française. Les cinq actes sont connus tant ils ont été rejoués dans les conversations : l’ouverture du score par l’Allemand Pierre Littbarski, l’égalisation française sur un penalty de Michel Platini, l’agression non sanctionnée du gardien Harald Schumacher sur Patrick Battiston - qui s’en sortira avec un traumatisme crânien, une mâchoire fracturée et trois dents en moins -, l’épique prolongation ponctuée par une remontée allemande sur le fil (3-3) et la cruelle séance de tirs au but remportée par la Mannschaft.
Un match plus fort que l’art
"Aucun film au monde, aucune pièce ne saurait transmettre autant de courants contradictoires, autant d'émotions que la demi-finale perdue de Séville", dira par la suite l’un de ses plus fameux protagonistes, Michel Platini. Plusieurs artistes se sont toutefois risqués à faire revivre l’homérique rencontre. On se souvient de la performance du Suisse Massimo Furlan au Parc des Princes, en 2006, qui, avec "Numéro 10", recréa en temps réel toutes les courses et les gestuelles des deux heures de jeu de Michel Platini. Ou encore du concert "Séville 82" que livra le guitariste lillois Red en 2011 sur les images du match.
Depuis mai, c’est la pièce "France-Allemagne : duel fraternel dans la surface de réparation"* qui, sur les planches du théâtre Le Lucernaire, à Paris, ravive le souvenir de la demi-finale maudite. Sur la scène reconvertie en terrain, deux comédiens qui, adolescents, ont assisté à l’événement devant leur poste de télévision. L’un est français (Jocelyn Lagarrigue), l’autre allemand (Rainer Sievert).
Dans la pure tradition du cabaret burlesque, les deux quadragénaires "refont" le match en s’amusant des clichés véhiculés des deux côtés du Rhin. Même sur les sujets les plus sensibles. Aussi le Français peut-il s’extasier devant la sonorité poétique du nom de ces héros tombés un soir de 8 juillet 1982 (Dominique Rocheteau, Alain Giresse, Marius Trésor), évoquer ses amours de vacances coupables avec une jeune Allemande ("Quand j’ai mis ma main dans sa culotte, j’ai eu l’impression d’envahir l’Allemagne") mais aussi dessiner involontairement une croix gammée lorsqu’il retrace à la craie le schéma tactique de l’équipe de France. De son côté, l’Allemand raille l’accent de son camarade de jeu ("Même quand un Français récite du Goethe, on dirait qu’il nous susurre des ‘cochoncetés’ à l’oreille"), se plaint d’être, en France, cantonné aux rôles d’officier SS ou martyrise à coups de feutre une carte de l’Allemagne dont les frontières ont connu bien des remous.
Le football charrie des passions
De fait, l’échange survolté du duo ne se limite pas au "traumatisme" sportif du France-RFA 82 mais embrasse un siècle d’histoire tumultueuse partagée entre les deux pays : les tranchées de la Grande Guerre, les affres de l’Occupation, la poignée de main entre François Mitterrand et Helmut Kohl… "Nous voulions une pièce qui ait le souvenir commun du match de 1982 comme fil conducteur d’une conversation passant du coq à l’âne, raconte le dramaturge franco-allemand Marc Wels, qui a écrit le spectacle avec les deux comédiens. En délivrant nos souvenirs de sport, nos souvenirs familiaux, nos souvenirs d’Histoire mais en rappelant aussi nos oublis, nous montrons qu’il existe aujourd’hui une parole commune, qu’une génération de Français et d’Allemands est capable de raconter des choses ensemble et non pas chacun de son côté."
En utilisant un match, fût-il aussi mythique, comme élément cathartique de complexes relations, le spectacle "France-Allemagne" démontre que le football charrie des passions dépassant le domaine du sportif.
"Si Platini a pu dire que rien d’autre ne pouvait lui provoquer de sensations si fortes, c’est parce que cette rencontre a mis énormément de forces de l’invisible en jeu, rappelle Marc Wels. À ce moment-là, la détestation des Allemands en Europe avait atteint un niveau important. Et il valait mieux, d’ailleurs, qu’ils perdent ensuite en finale contre l’Italie. Aujourd’hui, on en sourit parce qu’avec l’Union européenne et l’arrêt Bosman [qui permet aux clubs de recruter autant de joueurs ressortissants de l’Union européenne qu’ils le souhaitent, NDLR], on voyage des deux côtés, on circule, on se connaît. Mais à l’époque il y avait encore des lignes de front. Il en existe encore aujourd’hui, mais elles se sont déplacées. Les craintes d’un éventuel France-Algérie en huitième de finale le montrent. Alors que cela aurait pu être très beau comme match. Il aurait ouvert une porte vers une autre histoire commune. Le jour où nous serons mûrs pour un France-Algérie, nous aurons dépassé les crispations et nous passerons à autre chose."
*"France-Allemagne, duel fraternel dans la surface de réparation", de Jocelyn Lagarrigue, Rainer Sievert et Marc Wels. Au théâtre Le Lucernaire, jusqu’au 12 juillet.