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, correspondante au Caire – La semaine dernière, une jeune Égyptienne voilée a été interdite d’accès dans un restaurant chic du Caire. Loin d'être isolé, l'incident révèle les états d'âme d’une société bouleversée par les changements politiques et sociaux des dernières années.

Elle s’était faite coquette, avait assorti son voile clair à sa chemise à manche longue, embauché une baby-sitter pour passer un moment tranquille entre filles mais la soirée a vite tourné à l’humiliation. Sous prétexte de porter le foulard, Imane (pseudonyme), jeune Cairote, s’est fait interdire l’accès d’un restaurant chic au bord du Nil, dans le quartier résidentiel et bourgeois de Zamalek, à quelques encablures de la place Tahrir.

Avec quatre amies, elle devait passer la soirée dans un restaurant aux allures de "lounge", devenu le dernier endroit à la mode à Zamalek, depuis son ouverture il y a quelques mois. Un de ces établissements en vogue où les Égyptiens aisés peuvent oublier le temps d’une soirée les difficultés économiques et politiques qui plombent leur pays depuis trois ans.

Son foulard a beau être discret, le manager est catégorique : pas de filles voilées après 18 heures car ensuite "il y a de la musique et de l’alcool". Les protestations des quatre amies – qui ont, elles, la tête nue – n’y feront rien. Le responsable du restaurant-bar se défend en affirmant avoir prévenu les clientes de ce règlement interne lors de la réservation au téléphone. Les jeunes femmes ont probablement pensé que cette règle n’était pas vraiment appliquée. Les filles finissent par partir, la mine défaite. Elles n’ont plus qu’à trouver un autre endroit pour ces retrouvailles entre copines prévues de longue date.

Une "politique" appliquée au cas par cas

Aujourd’hui, force est de constater qu’une grande majorité des Égyptiennes sont voilées, par tradition culturelle autant que par conviction religieuse. Aucune loi n’interdit le port du voile dans les bars et les restaurants dans la capitale aux milliers de minarets. Mais le ‘hidjab’ cristallise les tensions politiques et sociales et au Caire et une dizaine d’établissements entretiendraient cette pratique.

Anya Vanecek, une Américaine d’origine tchèque, qui a étudié au Caire début 2013, peut en témoigner. Bien que n’étant pas musulmane, elle se couvre régulièrement la tête d’un foulard par goût et par confort personnel. Dans une tribune, elle a relaté sa propre mésaventure dans l’un des bars-restaurants les plus populaires de la capitale. Contrôlée à l’entrée par un vigile, elle ne doit de suivre ses amis à l’intérieur qu’au fait de ne pas être égyptienne. Elle déclare ensuite avoir senti des "regards pesants" à l’intérieur du club.

“Qu’un nombre croissant d’Égyptiennes porte le voile pour des raisons de religion ou de mode, n’a aucune importance, écrit-elle. Sauf que les établissements chics du Caire connaissent cette tendance et ont décidé de l’utiliser à leur avantage. En interdisant le port du voile, ils interdisent l’accès à une grande majorité de jeunes femmes égyptiennes et contrôlent le type de clientèle. Leur seul objectif, c’est la sélection sociale.”

Le voile, pas bon pour le "business" ?

Joint par téléphone, Mourad, manager de ce même bar pendant quatre ans, justifie cette pratique. Selon lui, chaque "business" vise une certaine clientèle et il importe de ne pas dénaturer le caractère de l’endroit. "Si j’ai un bar de motards, j’accepterais deux ou trois banquiers mais pas plus", explique-t-il.

Dans son bar-restaurant où se mêlent mojitos et musique occidentale, le voile est très rare car il pose, selon Mourad, un certain nombre de problèmes. Il y a d’abord ces clients qui considèrent qu’une femme voilée fréquentant un lieu servant de l’alcool est une insulte à l’islam. Et ceux, pour qui la vision du voile renvoie à un sentiment de culpabilité : celle de boire de l’alcool pour les uns, de sortir la tête nue pour les autres et au refus d’être jugée à l’aune d’un foulard. "Je n’ai pas envie de faire fuir mes clientes", explique Mourad qui concède toutefois faire des exceptions. "Ça dépend de l’attitude de la fille à l’entrée", précise-t-il.

Derrière le foulard, des conceptions différentes de la religion et de la politique

Historiquement, le port du voile n’est pas toujours allé de soi en Égypte. Après une période d’occidentalisation des mœurs sous le général Gamal Abdel Nasser, l’Égypte s’est re-islamisée dès les années 1970 à mesure que des Égyptiens expatriés dans les pays du Golfe revenaient au pays acquis aux idées wahhabites. Dans les années 1990, en réaction au port du foulard qui se répand dans toutes les couches de la société, des restaurants et des bars, portés par une mouvance laïque, commencent à interdire le ‘hidjab’.

Dalia Hassan, activiste égyptienne, se décrit comme une fervente "anti-voile", mais s’oppose fermement au rejet des femmes voilées. "C’est ridicule !", lâche-t-elle, estimant que ces réactions sont aussi une réponse à la menace des "barbus".

En effet, depuis le renversement en juillet 2013 du président issu des Frères musulmans Mohammed Morsi et la reprise en main du pays par l’armée, le voile est parfois vu comme signe de loyauté au mouvement islamiste. Certaines femmes ont même récemment retiré leur voile, en réaction contre les Frères musulmans, accusés par une grande partie de la population d’avoir instrumentalisé la religion au profit de la politique.

Dans ce pays contrasté qu’est l’Égypte, aux prises avec deux visions radicalement différentes de la société, la signification du voile est loin d’être figée. La victoire à l’élection présidentielle de l’ancien ministre de la Défense, Abdel Fattah al-Sissi, considéré comme un héros pour avoir chassé les islamistes du pouvoir, fait peu de doute. Sa femme est voilée et cela pourrait bien relancer la tendance.