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Natallia Radzina est une journaliste bélarusse exilée en Pologne et une ancienne prisonnière politique. Selon elle, la révolte ukrainienne est synonyme d’espoir pour le peuple bélarusse opprimé.

Natallia Radzina regarde son interlocuteur d’un œil perçant, trahissant une incontestable détermination. Rédactrice en chef de Charter 97, un site bélarusse d’actualité basé en Pologne, et travaillant grâce à un réseau de correspondant anonymes, elle a payé cher sa liberté d’expression. Après l’élection présidentielle de 2010 au Bélarus, au cours de laquelle Alexandre Loukachenko a été réélu - en toute opacité - pour la quatrième fois consécutive, la journaliste a été interpellée, enfermée pendant un mois et demi dans les prisons des services de sécurité intérieure (KGB), puis assignée à résidence dans l’attente d’un procès. Juste avant sa comparution, la jeune femme a fui vers la Russie, où elle a vécu dans la clandestinité pendant quatre mois, avant de trouver refuge, avec l’aide de l’ONU et des États-Unis, en Pologne, pays où elle réside et travaille actuellement.

Bonne connaisseuse de la politique des pays de la Communauté des États indépendants (CEI), l’ancien bloc soviétique, elle livre, pour FRANCE 24, son interprétation de la révolte ukrainienne.

FRANCE 24 : En tant que Bélarusse, quelle lecture régionale faites-vous de la révolte ukrainienne ?

Natallia Radzina : À Charter 97, nous avons travaillé jour et nuit pour supporter le peuple ukrainien, nous n’avons pas dormi et avons participé très activement au mouvement. Des Bélarusses sont allés sur Maïdan, il y a même eu une victime Bélarusse : Mikaïl Zhiznevsky, qui est mort sur la place de l’Indépendance, à Kiev. Pour nous, Bélarusses, ce qui s’est passé en Ukraine provoque l’espoir de changement dans notre pays.

Maintenant, il est important que l’Europe se pose la question de savoir comment le dictateur Ianoukovitch a pu s’installer au pouvoir en Ukraine. À mon sens, tout a commencé par le Bélarus, où s’est installée la première dictature de l’ère post-soviétique dans cette région d’Europe, celle d’Alexandre Loukachenko, en 1994. Ça a été aussi contagieux qu’un virus. La dictature a contaminé l’Ukraine. Et cela n’a été rendu possible que parce que l’Europe ferme les yeux sur ce qui se passe dans notre pays. Chez nous, un certain nombre de leaders de l’opposition ont été tués. En vingt ans, des centaines de prisonniers politiques ont été enfermés et des milliers de personnes ont été victimes du système répressif. Dans notre pays, on tue les journalistes.

F24 : Vous-même avez été victime de cette répression…

N.R : Oui. En 2010, nous avons eu une soi-disant élection présidentielle en Bélarus. Tous les candidats indépendants ont été arrêtés. J’ai été interpellée en même temps que ces personnalités politiques, en tant que rédactrice en chef du site d’information le plus populaire au Bélarus. Trois mois avant mon arrestation, le fondateur de notre site a été tué, il s’appelait Oleg Bebenine. J’ai été emprisonnée dans les prisons du KGB, notre service de sécurité intérieure, et j’ai pu voir de mes propres yeux dans quelles conditions sont détenus les prisonniers politiques. Cela n’a pas changé depuis l’époque soviétique. La prison dans laquelle j’étais incarcérée a été construite sous Staline. On y tuait les gens d’une balle dans la tête dans les couloirs. Les opposants sont toujours maintenus dans les mêmes cellules, dans des conditions effroyables, et y sont torturés.

F24 : La répression s’exerce-t-elle de la même manière en Ukraine ?

N.R : La répression en Ukraine porte absolument la même signature. Les enlèvements, les meurtres, les agressions… Ce sont les mêmes méthodes qu’au Bélarus. Chez nous aussi on attaque les gens, on les amène hors de la ville et on les frappe. Au Bélarus, il y a ce qu’on appelle des escadrons de la mort, des services de police qui assurent la répression contre les opposants politiques, ils en ont fait leur spécialité.

F24 : À votre avis, le virus de la révolte se répandra-t-il, comme celui de la dictature, à travers les pays encore dans la sphère d’influence russe?

N.R : J’espère qu’il se répandra dans la région, mais l’Ukraine jouissait de plus de liberté que le Bélarus quand les manifestations ont débuté. Pendant deux mois, le peuple a pu mettre en marche sa révolution ! Au Bélarus, c’est impensable. On ne peut pas installer une tribune, mettre les hauts-parleurs et organiser des rassemblements populaires sur une place pendant deux mois. Nous avons une loi qui nous interdit de nous réunir à plus de trois personnes. C’est une sorte d’état d’urgence permanent, un état de guerre, un couvre-feu. Aucune activité d’opposition n’est possible dans notre pays. Si vous venez à Minsk, vous visiterez une ville calme. Mais la vie politique est inexistante dans cette ville, on n’a pas le droit de penser.

Le Bélarus est un exemple d’une dictature répressive. Et l’Occident ferme les yeux pour préserver le calme. Loukachenko a ainsi pu serrer la vis jusqu’à rendre toute opposition impossible. L’Europe a décidé de sanctions au niveau de l’attribution des visas et le gel des avoirs. Mais ces actions sont dérisoires. Si l’Europe le souhaitait réellement, elle pourrait faire pression sur Loukachenko, notamment au niveau de ses échanges commerciaux, le marché des hydrocarbures et du potassium, source importante de revenus pour le Bélarus.

F24 : Comment vos lecteurs réagissent-ils aux récents événements en Ukraine ?

N.R : La propagande russe a fait un véritable travail de désinformation à travers les médias. Au Bélarus et en Russie, les chaînes locales, régionales sont toutes contrôlées par le pouvoir. Tous les faits sont interprétés à la sauce officielle. Sur ces chaînes, ceux qui se trouvaient sur Maïdan étaient traités de terroristes, d’extrémistes et de bandits.

En revanche, les gens qui ont accès à Internet et cherchent d’autres sources d’information sur ce qu’il se passe en Ukraine comprennent que c’est le peuple qui lutte pour sa liberté, pour des valeurs européennes.

Les articles que nous publions inspirent ceux qui sont prêts à agir, partout dans la région. Je suis certaine qu’il y aura des changements au Bélarus, surtout qu’actuellement la situation économique du pays se dégrade, ce qui pourrait donner une impulsion complémentaire au changement. Sauf si l’Europe se précipite pour sauver la situation économique et soutenir le dictateur. L’Europe en est capable ! Pour elle, ce qui prime, c’est sa tranquillité et sa stabilité.

F24 : Comment appréhendez-vous les prochains mois en Ukraine ?

N.R : Je pense que le pays va faire en sorte de limiter les pouvoirs du président. Et dans ce cas, l’élection présidentielle prévue en mai sera réellement démocratique. L’Ukraine a des chances de redevenir un vrai pays européen libre. L’Ukraine a gagné ce droit. Tous ces changements qui ont eu lieu en dans le pays sont le mérite exclusif du peuple ukrainien.

En tant qu’ancienne prisonnière politique, je suis ravie que Ioulia Timochenko ait pu être libérée de prison. Elle n’est pas une blanche colombe, c’est une femme politique qui a ses péchés, et j’aurais quelques questions à lui poser. Mais elle est aimée du peuple ukrainien. Est-ce qu’il lui pardonnera les casseroles qu’elle traîne [concernant, notamment, l'origine de sa fortune et ses relations d'affaires sulfureuses au début des années 90, NDLR] ? Il me semble qu’il est primordial que le peuple ukrainien prenne sa décision en se posant une question fondamentale : qu’est-ce qui est important ? Le bien général de l’Ukraine ou le règlement de ses litiges personnels ? Il faut, je pense, mettre en avant l’intérêt général du pays.

F24 : Et que pensez-vous de Vitaly Klitschko, l’un des leaders du mouvement de révolte ?

N.R : Je pense que c’est un homme très sincère. Quand je l’ai rencontré pendant les protestations, il m’a paru être un vrai patriote, animé d’une réelle envie de changement. Sur Maïdan, il s’est révélé être courageux, être un vrai leader qui prend des décisions rapidement, qui s’engage et qui est responsable.

F24 : L’Europe considère les partis d’extrême droite, qui ont joué un rôle important dans la révolte ukrainienne, d’un œil circonspect, notamment le parti Svoboda, dont les membres continuent de commémorer la création, en 1943, d’une brigade SS. Qu’en pensez-vous ?

N.R : Avant la révolution ukrainienne, j’avais un avis très péjoratif sur ce parti. Mais sur Maïdan, le parti Svoboda s’est révélé être un parti très digne, ses militants se sont battus avec courage. J’ai fait la connaissance de Vitaly Portnikov, un journaliste et analyste très renommé, juif et homosexuel notoire. Il était sur Maïdan avec Oleg Tiagnibok [leader de Svoboda, NDLR]. Le parti Svoboda lui a montré beaucoup de respect. Vitaly m’a dit que ces gens-là étaient capables de s’intégrer dans le mode de pensée européen et avaient l’envergure pour devenir un parti européen.

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