
La ministre déléguée en charge de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, Aurore Berge, à l'Hôtel Matignon à Paris, le 13 octobre 2025. © Sarah Meyssonnier, Reuters
Elle avait été réclamée en novembre 2024 par une coalition d'associations féministes qui proposaient 140 mesures visant à enrayer le phénomène massif des violences sexistes et sexuelles (VSS). Près d'un an plus tard, une loi-cadre intégrale sur les violences faites aux femmes est sur le point d'être présentée au Premier ministre Sébastien Lecornu.
À l'origine de l'annonce faite mardi 28 octobre, la ministre déléguée chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, Aurore Bergé, a indiqué que le texte serait soumis au Premier ministre fin novembre, après une consultation avec les groupes parlementaires. "Ce sont des sujets sur lesquels on peut s'entendre", a-t-elle estimé au micro de France Info, alors que les députés peinent à coopérer au Palais Bourbon sur le budget 2026.
Jusqu'ici, la France a tardé à se saisir de la question épineuse des violences sexistes et sexuelles, et ce malgré la prise de conscience impulsée par le mouvement #MeToo à partir de 2017. Des violences très largement subies par les femmes et les enfants et majoritairement perpétrées par des hommes de tous milieux.
Pour celles et ceux qui défendent les droits des femmes, la réponse judiciaire, politique et institutionnelle n'a pas été au rendez-vous, la législation actuelle étant toujours "morcelée et incomplète", selon les associations féministes.
L’intérêt d’une loi-cadre intégrale est de rompre avec des politiques fragmentées, souvent dictées par l’urgence. Face à l’ampleur des violences sexistes et sexuelles, la France pourrait enfin poser, vingt ans après l’Espagne, les fondations d’une politique pérenne.
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Accepter Gérer mes choixUne mosaïque de dispositifs
En mars dernier, l'ONG Oxfam avait rappelé le gouvernement français à l'ordre, lui reprochant un "retard pris en matière de lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes".
Rappelant que le principe d'égalité femmes-hommes avait été promu au rang de "grande cause nationale" par Emmanuel Macron au début de son premier quinquennat, l'ONG dédiée à la lutte contre les inégalités et la pauvreté déplorait que cette promesse ait été "enterrée du fait des coupes budgétaires et de l’instabilité institutionnelle".
En France, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles repose actuellement sur une mosaïque de dispositifs dispersés entre plusieurs ministères – Intérieur, Justice, Santé, Éducation nationale, Égalité – sans réelle coordination d'ensemble.
Les mesures se sont accumulées depuis le Grenelle des violences conjugales en 2019, mais leur mise en œuvre reste inégale selon les territoires, faute de moyens, de suivi et d'un pilotage centralisé.
C'est ce que déplorent les associations féministes, pour qui la politique actuelle se limite souvent à des réponses d'urgence, sans vision d'ensemble ni continuité.
Parmi leurs revendications : un pilotage national unifié, confié à une autorité indépendante ou interministérielle, la pérennisation du financement des associations et structures d'accueil – et plus largement une augmentation drastique du budget alloué à la lutte contre les VSS –, la formation systématique des policiers et personnels éducatifs, ou encore l'amélioration du dépôt de plainte.
Ces demandes s’appuient sur un constat partagé : malgré des progrès récents, la France n’a pas encore bâti de cadre global.
En 2024, le Code pénal a intégré la notion de contrôle coercitif, reconnaissant les violences psychologiques, économiques ou encore l’isolement comme des formes de domination constitutives de la violence conjugale. Plus récemment, la notion de consentement a été inscrite dans la définition pénale du viol, ce qui a marqué un tournant historique : désormais, l’absence de consentement suffit à caractériser le crime, sans qu’il soit nécessaire de prouver la contrainte ou la menace.
Mais pour les associations, ces avancées, aussi majeures soient-elles, restent fragmentaires. Elles s’inscrivent dans des plans d’action à durée déterminée, dépendants des arbitrages budgétaires et politiques de chaque gouvernement. Ce que réclament désormais les militantes, c’est un cadre pérenne, transversal et contraignant, qui inscrive dans la loi l’ensemble de ces politiques et en garantisse la continuité.
Ailleurs en Europe, certaines politiques publiques ont su démontrer leur efficacité en construisant des cadres stables et transversaux.
Loin devant, le modèle espagnol
La France partage pourtant une frontière avec le pays faisant référence en la matière : l'Espagne. Le pays d'Europe du Sud, souvent à la pointe des avancées féministes, s'est doté d'une loi-cadre dès 2004.
Avec cette "loi organique de mesures de protection intégrale contre la violence de genre" (Ley Organica de Medidas de Proteccion Integral contra la Violencia de Genero), l'Espagne s'est imposée comme un pays pionnier en Europe en mettant en place un cadre complet incluant non seulement des mesures judiciaires, mais aussi des dispositifs de prévention, d’assistance aux victimes, de formation des professionnels, et un cadre coordonné entre les différents ministères et niveaux de gouvernement.
Cette loi a depuis été mise à jour à plusieurs reprises pour s’adapter aux évolutions et aux besoins, notamment en renforçant certaines mesures de protection ou en élargissant la définition des violences de genre. Et les résultats sont prégnants.
Fin 2020, le Centre Hubertine Auclert – centre francilien de ressources sur l'égalité femmes-hommes – publiait un rapport comparant les politiques de lutte contre les violences conjugales en Espagne et en France. Selon ce document, l’Espagne investissait alors environ 16 euros par habitant pour lutter contre ces violences, quand la France n’y consacrait que 5 euros. "Avec un budget par habitant·e trois fois plus élevé qu’en France, le nombre de féminicides au sein du couple a été ainsi réduit de 25 % en Espagne depuis 2004", précisait le rapport.
"En France, le nombre de féminicides reste extrêmement élevé, malgré des avancées législatives et la grande cause nationale", déplorait Marie-Pierre Badré, alors présidente du Centre Hubertine Auclert. "En Espagne, cela fait seize ans [21 ans désormais, NDLR] que la lutte contre les violences conjugales est devenue une réelle priorité à tous les niveaux de l’État. Pourquoi ne met-on pas les mêmes moyens sur la table ici ?"
En 2024, 118 femmes ont été tuées en France par leur compagnon ou ex‑compagnon selon les données de l'Observatoire national des violences faites aux femmes (141 selon le décompte de l'association NousToutes), contre 48 en Espagne.
Des politiques publiques pensées sur le long terme
D'autres pays comme l’Italie, le Portugal, ou encore les pays scandinaves ont eu à cœur de s'équiper d'un arsenal législatif et de stratégies nationales complètes, bien qu'ils ne disposent pas d'un texte de référence unique comme en Espagne. Ils présentent un ensemble de mesures formant une politique cohérente, souvent mieux coordonnée et appliquée que ce que la France a mis en place jusqu’ici.
En Italie, par exemple, le "Code rouge" ("Codice Rosso") adopté en 2019 est un ensemble de procédures d’urgence permettant de traiter les cas de violences domestiques de manière prioritaire. S'il ne s'agit pas une loi unique, c'est un cadre élargissant la définition des violences de genre et structurant la façon dont les affaires sont traitées, avec des formations spécifiques pour les forces de l’ordre et un accompagnement renforcé des victimes.
Le Portugal, de son côté, se distingue de la France par la cohérence et la continuité institutionnelle de son action.
Alors qu'en France, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles est morcelée – le pilotage étant partagé entre plusieurs ministères –, le Portugal a mis en place depuis le début des années 2000 une politique publique coordonnée et pérenne à travers ses plans nationaux successifs de prévention et de lutte contre les violences domestiques et de genre (Portugal Mais Igual), dirigés par la Commission pour la citoyenneté et l'égalité de genre (CIG). Cet organe a un mandat pluriannuel, avec des objectifs mesurables, des rapports publics et une évaluation systématique des résultats.
Ces plans, dont le plus récent couvre la période 2018-2030, reposent sur une coordination interinstitutionnelle (police, justice, santé, éducation, associations), des tribunaux spécialisés dans les violences domestiques, une intégration du suivi psychologique et de la réinsertion des victimes, des campagnes nationales d'éducation à l'égalité, ainsi qu'un suivi statistique.
Le Portugal a notamment instauré une formation obligatoire sur les violences de genre pour la police, la magistrature, les personnels de santé et les enseignants. En France, la formation progresse, mais reste largement inégale et rarement obligatoire.
Par ailleurs, le Portugal a investi dans l'éducation à l'égalité dès le primaire, avec des programmes coordonnés par la CIG. Un levier de prévention à long terme que la France peine à institutionnaliser.
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De la même manière, dans le nord de l'Europe, la force des modèles nordiques réside dans des plans d'action nationaux cohérents, permanents et transpartisans, adossés à des mécanismes d'évaluation continue.
Aussi, en évoquant une loi-cadre sur les violences faites aux femmes, Aurore Bergé s'inscrit dans la lignée du modèle espagnol, réelle exception européenne en la matière : si plusieurs pays font office de "bons élèves", l'Espagne demeure à ce jour le seul pays de l'UE à s'être doté de ce cadre législatif global, transversal et pérenne, qui fait figure de référence absolue.
Si la France parvient à relever ce pari, elle pourrait enfin combler un retard devenu structurel et faire de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles une politique d’État à part entière, et non plus une cause à réaffirmer à chaque quinquennat.

 
 