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Au Soudan, la crainte de crimes de guerre après la prise d'El-Facher
La prise dimanche de la ville d’El-Facher après 18 mois de siège par les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) a accentué une crise humanitaire déjà inédite au Soudan. La "brutalité" des FSR, dénoncée par l’Union européenne mercredi, fait craindre un ciblage "ethnique" de civils dans la ville coupée du monde. 
Cette image satellite prise par Airbus DS montre des objets au sol à la maternité saoudienne d'El-Facher, au Soudan, le mardi 28 octobre 2025. © Airbus DS 2025 via AP

Le conflit au Soudan, déjà défini comme le théâtre de la "pire catastrophe humanitaire au monde", est en train d’expérimenter une "terrible escalade" selon l’ONU. La prise d’El-Facher, principale ville du Darfour du Nord, par les Forces de soutien rapide (FSR), marque la fin d'un siège de 18 mois et la chute du dernier bastion au Darfour de l’armée du général Abdel Fattah al-Burhane. Les paramilitaires contrôlent désormais l’ensemble de cette région qui s’étend sur un tiers du Soudan.

Alors que la communauté internationale craint des exactions de masse, les premières informations du terrain sont des plus inquiétantes. L’OMS a ainsi dénoncé mercredi l’attaque d’une maternité, causant la mort de 460 patients et accompagnateurs. Quelques heures plus tôt, un rapport de la Yale School of Public Health, basé sur l’analyse de données satellites, disait avoir la preuve de "meurtres de masses" déjà en cours à El-Fasher. L'université remarquait notamment la présence de véhicules des FSR menant des opérations de ratissage de maison en maison dans le quartier de Daraja Oula, où des civils s’étaient réfugiés, et ce 48 heures après la prise de la ville.

"Les rues sont couvertes d’objets s’apparentant à des corps ensanglantés", détaille Nathaniel Raymond, directeur de laboratoire de recherche humanitaires, qui a piloté ces enquêtes, ce qui corrobore le fait que les massacres ont continué après les combats. "Un mur en terre de près de trois mètres de haut a été érigé et les civils qui tentent de fuir sont exécutés", poursuit-il. "Nous avions pourtant prévenu la communauté internationale à l’été 2023 : ils assiègeront la ville et tueront tout le monde."

"Toutes les alertes d’un possible massacre génocidaire sont au rouge"

"Nous avons été avertis que des massacres de civils étaient susceptibles de suivre la chute d’El-Facher", confirme Alex de Waal, directeur de l’organisation de recherche World Peace Foundation. "Toutes les alertes d’un possible massacre génocidaire sont au rouge."

Selon l’ONU, 177 000 civils se trouvent encore dans la ville d’El-Facher, qui en comptait près d’un million avant la guerre.

"Ce qui se joue actuellement, c’est la survie centaines de milliers de personnes" après environ 900 jours de conflit armé et 500 jours de siège, résume Baptiste Chapuis, responsable du plaidoyer et des programmes internationaux chez Unicef France. "Le tout dans un contexte qui s’apparente à l’une des pires crises en termes d’accès humanitaire : le Soudan est malheureusement un laboratoire de toutes les violations du droit internationales, en particulier pour les enfants. On y constate une explosion de plus de 1 000 % des violations des droits contre les enfants – mutilations, meurtres, recrutement par les forces armées, destructions d’hôpitaux et d'écoles, etc."

Durant l’année 2024, 60 % des convois de l’Unicef ont ainsi été soit retardés, soit bloqués, soit attaqués. La famine en cours affecte, là encore, avant tout les enfants : sur les 30 millions de personnes qui ont besoin d’aide humanitaire dans le pays, 50 % sont mineurs.

"Ces enfants sont tellement dénutris qu’ils sont arrivés au stade 5 de la malnutrition, quand les organes vitaux cessent de fonctionner et que le cœur s’arrête", explique Baptiste Chapuis. Outre le risque de mourir de faim, il s’agit aussi d'une véritable bombe à retardement sanitaire : les enfants souffrant de malnutrition ont ainsi 11 fois plus de chance de mourir d’une infection dans les prochains mois.

L'approvisionnement en ressources humanitaires est au cœur des défis pour les ONG sur place. "Nous manquons de camions citernes, nous n’avons pas assez de médicaments, pas assez de vaccins", déplore Justine Muzik Piquemal, directrice régionale en charge du Soudan pour Solidarités internationales.

Ses équipes commencent à accueillir les réfugiés dans le camp de Tawilah, à 60 kilomètres à l’ouest d’El-Facher. Elle condamne les attaques de drone visant des bâtiments humanitaires, et le kidnapping de certains de ses collègues, mais assure qu’elle continuera à négocier dans l’espoir d’avoir un accès à la ville martyr, dont la prise a déjà coûté la vie à au moins 2 000 civils, selon le gouvernement de Khartoum.

Après la prise d’El-Facher, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a mis en garde contre un risque accru d’atrocités à caractère ethnique, rappelant le sombre précédent des années 2000. La région avait alors été ravagée par les massacres et les viols commis par les milices arabes Janjawid – à l’origine des actuelles FSR – contre les communautés Massalit, Four et Zaghawa.  

Placées sous le commandement du général Mohamed Hamdane Daglo, le FSR ont instauré au Darfour une administration parallèle et contrôlent désormais l’ouest du Soudan, ainsi que certaines zones du sud, avec l’appui de leurs alliés. De son côté, l'armée régulière conserve la main sur le nord, l’est et le centre du pays, plongé depuis plus de deux ans dans une guerre dévastatrice.

Risque de partition

Des experts redoutent qu’une telle configuration ne conduise à une nouvelle partition du Soudan, après la sécession du Sud en 2011. Le chef des FSR s’en défend toutefois, assurant mercredi que la conquête totale du Darfour par ses troupes doit au contraire renforcer "l’unité" nationale. "La libération d'El-Facher est une opportunité pour l'unité du Soudan, et nous disons : l'unité du Soudan par la paix ou par la guerre", a-t-il déclaré mercredi, indiquant sa volonté de poursuivre les combats en cas d'échec des pourparlers, tout en reconnaissant une "catastrophe" à El-Facher.

Les négociations engagées depuis plusieurs mois par le groupe dit du "Quad" – qui réunit les États-Unis, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite – demeurent dans l’impasse, selon une source proche des discussions. D’après celle-ci, les propositions de cessez-le-feu se heurtent à "l’obstruction persistante" du camp d’Abdel Fattah al-Burhane, qui a rejeté en septembre un plan excluant à la fois lui-même et les FSR de la future transition politique.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) a annoncé mercredi que le ministère soudanais des Affaires étrangères avait ordonné à ses deux principaux responsables sur place de quitter le pays sous 72 heures, sans justification. "Cette expulsion du directeur national et du coordinateur des urgences intervient à un moment critique : les besoins humanitaires n’ont jamais été aussi élevés, plus de 24 millions de personnes étant confrontées à une insécurité alimentaire aiguë", souligne l’agence onusienne dans un communiqué.