Une Indienne condamnée à être violée par un tribunal populaire a de nouveau braqué l’œil des médias sur la question des crimes sexuels en Inde. Une violence qui met en lumière les difficultés du pays à s’affranchir de son lourd héritage patriarcal.
C’est une nouvelle affaire de viol collectif, qui vient s’ajouter à la liste – déjà bien trop – longue des crimes sexuels perpétrés en Inde. Dans la nuit du mardi 21 janvier, une jeune femme de 20 ans a été violée par plusieurs hommes de son village, à Subalpur, dans l’État du Bengale occidental, à l’est du pays. Pourtant, cette fois-ci, le crime se double d’une abjection morale. Contrairement aux autres affaires de ce type - de plus en plus médiatisées en Inde -, le viol de cette Indienne a été "ordonné" par les Anciens du village. Dans certains États indiens, cette forme de justice traditionnelle n'a toujours pas disparu au profit de la justice ordinaire. Ce tribunal populaire - et sans légitimité - voulait punir la jeune femme "d’être tombée amoureuse" d’un homme d’une autre communauté.
Ce crime met non seulement en lumière les défaillances criantes de l’Inde dans la prévention des crimes sexuels mais révèle surtout les difficultés d’un pays qui peine à se défaire de ses traditions archaïques – dans lesquelles la femme y tient seulement une place de second rang.
Depuis le retentissement de la mort d’une étudiante violée dans un bus à New Delhi en décembre 2012, on aurait pu croire que l’Inde se dirigeait à petit pas vers une revalorisation du statut de la femme. Les manifestations de colère de la population envers les coupables avaient connu un élan inédit. Elles avaient même conduit, en avril 2013, à un durcissement de la loi envers les violeurs.
"La loi est souvent en avance sur les mœurs"
Seulement voilà, les nouvelles affaires de viols continuent à défrayer la chronique. Pour Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’Inde, les médias pêchent aujourd’hui par impatience, en "s’attendant à une prise de conscience immédiate et à un changement rapide des comportements". Si la médiatisation de l’affaire du bus de Delhi a été un "tournant" qui a permis de "transformer la question du viol en question politique […], la loi est souvent en avance sur les mœurs", explique-t-il, "il faut toujours du temps pour qu’un changement s’inscrive durablement dans les esprits."
Et en Inde, les esprits sont encore largement ancrés dans une tradition patriarcale ancestrale. "Poser la question du viol, c’est a fortiori poser la question de l’archaïsme de la société indienne", précise Jean-Luc Racine. Une société où, "comme au Pakistan ou au Bangladesh", le fils est plus valorisé que la fille. Où le "frère" vaut plus que la "sœur". Où naître femme, c’est naître mal.
Et pour le chercheur du CNRS, résoudre le problème des violences faites aux femmes en Inde, c’est avant tout connaître le carcan dans lequel elles sont élevées. C’est rappeler que ces dernières sont, dès leur naissance, considérées comme un fardeau, une charge économique. Les violenter n’est donc pas toujours perçu comme un acte répréhensible. Elles coûtent cher à leurs familles et ne rapportent rien. En Inde, le système matrimonial fonctionne encore par système de dots, malgré son interdiction en 1961. "Lorsque la famille ne paie pas l’intégralité de la somme promise, la mariée peut être victime de violences, de répudiation, voire de meurtre", explique Jean-Luc Racine.
Pénurie et frustration sexuelle
Certaines familles font donc le choix radical de ne pas avoir de fille. Un phénomène appelé "interruption discriminatoire de grossesse", formellement interdit par la loi, qui entraîne une pénurie alarmante de femmes. D'ici à 2020, l'Inde pourrait connaître un surplus de 30 millions de jeunes hommes - de 12 à 15 % de la population adulte, selon "L’Express". Un déficit anormal de filles qui, dès aujourd’hui, "contribue dans une moindre mesure à dessiner un contexte de frustration sexuelle", alerte le chercheur.
Ajoutez à cela le poids des codes traditionnels en milieu rural – et parfois urbain. Les Indiennes sont encore largement victimes de tribunaux populaires et de conseils des Anciens, "qui ne se sentent pas concernés par la loi en vigueur, ni même menacés". En Inde du Nord notamment, rappelle l’expert, les "crimes d’honneur" - interdits eux aussi - sont encore légion. "Une famille peut décider de tuer ou de faire tuer la fille qui a décidé de fuir avec un amant". Pour une question de religion ou de caste.
Le chemin vers l’émancipation de la femme sera donc encore long. Surtout lorsque l'on sait que certains policiers refusent de faire respecter la loi. Et rechignent à donner aux femmes violentées le statut de "victimes". "Dans l’État du Tamil Nadu, il existe maintenant des postes de police uniquement composés de femmes. Une façon de montrer que ces policières seront plus à l’écoute des Indiennes", précise le chercheur qui conclut sur une note optimiste. "Pendant des décennies, on a passé sous silence ces viols. Le fait d’en parler aujourd’hui ne les empêche pas, mais a permis l'émergence d'une prise de conscience."