Après GDF Suez en octobre, c’est au tour de Total d’annoncer des investissements conséquents dans le gaz de schiste au Royaume-Uni. Cette énergie interdite en France peut-elle tenir ses promesses outre-Manche ?
Le gaz de schiste est interdit en France ? Qu’à cela ne tienne, Total n’a qu’à traverser la Manche pour être accueilli à bras ouverts. Le géant français a annoncé, lundi 13 janvier, avoir fait l’acquisition d'intérêts à hauteur de 40 % dans deux permis d'exploration et de production de gaz de schiste au Royaume-Uni. Il devient, par là même, le premier groupe pétrolier international à investir chez les Britanniques dans ce gaz dit non-conventionnel.
Aux côtés de Total, dans cette opération qui pourrait débuter rapidement, on retrouve quatre autres compagnies déjà bien implantées dans ce secteur, dont l'américaine Ecorp (13,5 %) et la Singapourienne Dart Energy (17,5 %). La zone concernée par les licences - le bassin du Gainsborough Trough - se trouve au cœur de la campagne anglaise, dans la région des East Midlands, au centre du pays, et recouvre une superficie de 240 km2. Le montant total de l'opération pour les cinq partenaires s'élève à 1,6 million de dollars (1,2 million d'euros) auxquels s'ajouteront 40 millions de dollars (29 millions d'euros) pour le programme de forages que Total couvrira seul.
“Total a l’habitude de prendre des risques”
Avec deux milliards de dollars (1,5 milliard d'euros) d’investissements par an, la filiale du groupe Total, E&P UK, va devenir, d’ici à 2015, le plus important producteur d’hydrocarbures du Royaume-Uni. Reste à savoir si cette stratégie va s’avérer payante. Selon Thomas Porcher, économiste et professeur en marchés des matières premières à l’école de commerce parisienne ESG MS, “Total a l’habitude de prendre des risques en termes d’investissements”, indique-t-il à FRANCE 24. D’ailleurs, le groupe a déjà pris des intérêts dans des projets de gaz de schiste aux États-Unis, en Argentine, en Chine, en Australie, en Pologne et au Danemark. “Mais absolument rien n’indique aujourd’hui si le choix du gaz de schiste britannique portera ses fruits”, poursuit-il.
Toute considération environnementale à part, le spécialiste affirme, en effet, que “les bienfaits économiques du gaz non-conventionnel aux États-Unis ne vont pas forcément s’appliquer aux spécificités européennes”. D’abord en termes d’emploi : “On se sait pas si cela va en générer autant au Royaume-Uni car il faut forer massivement pour avoir des résultats. Si l'industrie du gaz américaine a créé 600 000 emplois aux États-Unis, c'est parce que le secteur est porté, ces dernières années, par le schiste. Mais il a fallu creuser 500 000 puits de gaz [naturel et schiste confondus, NDLR] pour y parvenir. Ici nous n’avons pas les infrastructures suffisantes”, explique-t-il, d’une part. Les chiffres américains sont tout de même alléchants : dans le seul secteur de l’extraction, 148 000 emplois ont été créés entre 2010 et 2012, selon l'universitaire Amy Myers Jaffe, l’une des expertes américaines les plus à la pointe sur le schiste.
D’autre part, Thomas Porcher ajoute que le gaz est “un pari d’avenir” qui part du principe que le prix du gaz va forcément diminuer, comme aux États-Unis où il a été divisé par trois ces dernières années. “Actuellement, le coût d’extraction au Royaume-Uni est de 7 à 12 dollars (5 à 9 euros) avec un prix du gaz européen de 10 dollars (7 euros). S’il ne baisse pas, comme prévu, ça ne sera pas du tout rentable et ça ne relancera pas la compétitivité”, selon l’expert qui rappelle que le marché du gaz européen ne fonctionne pas comme outre-Atlantique. “Nous sommes beaucoup plus rigides. Nos prix sont, notamment, indexés sur ceux du pétrole”, cite-t-il en exemple, regrettant qu’il n’y ait pas eu assez d’études préalables adaptées au marché européen.
“Effet d’imitation des Américains”
Malgré des conditions économiques, une règlementation environnementale et un cadre législatif bien différents des États-Unis, beaucoup de dirigeants européens semblent tout de même prêts à prendre des risques tant qu’ils donnent l'espoir d'une sortie de crise pour le marché de l'emploi. “C’est ce que l’on appelle un effet d’imitation ou de ruissellement : les politiques européens se sont empressés de s'engager dans la production du gaz de schiste parce qu’elle émanait des États-Unis. Si les forages avaient commencé en Pologne ou en Australie, je ne pense pas qu’il aurait remporté la même adhésion”, commente Thomas Porcher.
Ce qui explique pourquoi le Premier ministre britannique David Cameron semble se jeter corps et âme dans cette technologie et vient d’annoncer, lundi, des avantages fiscaux pour les communes qui accepteront des projets d'exploitation de cette énergie. "Nous mettons tout en œuvre pour le gaz de schiste", a déclaré le chef du gouvernement. Les communes concernées recevront donc la totalité de la taxe professionnelle collectée au lieu des traditionnels 50 %. Soit potentiellement jusqu'à deux millions d'euros supplémentaires par an pour chaque site exploré, selon des sources gouvernementales citées par l’AFP. Parmi les autres pays européens ayant autorisé le gaz de schiste figurent les Pays-Bas et la Bulgarie. D'autres comme l'Espagne ou l'Allemagne hésitent encore.
“La France a beaucoup à faire”
Malgré l’interdiction du gaz de schiste en vigueur, la France, quant à elle, n’est pas obligée de subir en se contentant de voir ses fleurons de l’industrie énergétique injecter des millions chez ses voisins. Selon Thomas Porcher, “Il y a beaucoup à faire ! Nous sommes le pays le plus nucléarisé du monde alors qu’avec nos centrales en fin de vie, c’est une énergie qui va coûter de plus en plus chère”. Pour lui, il faut “miser sur l’efficacité énergétique” comme le fait déjà l’Allemagne, car 40 % de la consommation française d’énergie part dans les bâtiments. Sans oublier le renouvelable. “Nous ne nous sommes jamais vraiment lancés dedans, cela pourrait représenter 5 à 10 % de notre consommation et ce serait déjà un progrès énorme ! Mais tous ces changements demandent un véritable courage politique”, conclut-il.
En attendant, Total n’est pas la seule entreprise française à avoir cédé aux sirènes britanniques. En octobre dernier, GDF Suez avait déjà annoncé une participation à hauteur de 12 millions de dollars (près de 9 millions d'euros) au programme d’exploration de la société Dart Energy dans l’ouest du Royaume-Uni.