logo

Seize heures de musique réparties en quatre opéras fleuves, le "Ring" est joué à l'Opéra Bastille pour marquer le bicentenaire du compositeur Richard Wagner. En tête d'affiche : la mezzo-soprano Sophie Koch et le ténor Torlsten Kerl. Rencontre.

Les vrais "wagnérophiles" ne manqueraient pour rien au monde une représentation du "Ring", tétralogie d'opéras signée Richard Wagner (1813-1883), surtout en ce bicentenaire de la naissance du compositeur allemand le plus vénéré et controversé de l'histoire de la musique. Certains fans ont eu la chance, en s'y prenant au moins huit ans à l'avance, de conquérir le graal : décrocher une place au festival de Bayreuth, petite ville d'Allemagne devenue le lieu saint du wagnérisme depuis qu'une salle, construite spécialement par et pour Wagner, avait accueilli le "Ring" entre le 13 et le 17 août 1876, devant un parterre de personnalités, notamment Liszt, Tchaïkovski, Nietzche et Tolstoï.

Mais il existe des solutions plus commodes que de faire un pèlerinage à Bayreuth cet été. Et en cette année Wagner, les passionnés des aventures de l'intrépide Siegfried et de la vaillante Brünnehilde ne savent même plus où donner de la tête. Toutes les grandes maisons d'opéra du monde (le Met à New York, la Scala de Milan, le Covent Garden de Londres, le Staatsoper de Vienne) ont toutes monté leur "Ring". Paris n'y coupe pas. "L'Opéra Bastille a voulu faire son petit Bayreuth", sourit la mezzo-soprano Sophie Koch, qui chante le rôle de Fricka.

Joués en l'espace d'une semaine, du 18 au 26 juin 2013, comme le voulait le compositeur, les quatre opéras fleuves du cycle du "Ring" - "L'Or du Rhin", "La Walkyrie", "Siegfried" et enfin "Le Crépuscule des Dieux" - représentent pas moins de 16 heures de musique dense et continue. Dans la fosse de l'Opéra Bastille, le chef d'orchestre Philippe Jordan dirige ce marathon tête levée et sans partition. Il est ovationné par un public constitué de bon nombre de wagnérophiles - parfois mêmes des wagnérolâtres, qui appellent leur fille Sieglinde, ou leur fils Wotan, d'après le nom des divinités du "Ring" -, qui se consolent ainsi de ne pas pouvoir entendre le chef conduire l'œuvre de Wagner à Bayreuth cet été.Car, même aujourd'hui, le culte autour de Wagner ne s'est pas éteint, quelles que soient les polémiques sulfureuses qui entourent le personnage - antisémitisme assumé, récupération idéologique et artistique par Hitler, au point que sa musique est interdite en Israël, mysogynie notoire. "Quand j'écoute Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne", s'est amusé à dire Woody Allen dans "Meurtre mystérieux à Manhattan". Ces débats ne manquent d'ailleurs pas de ressurgir en cette année anniversaire, avec la publication de nombreuses biographies et ouvrages d'analyse, sans oublier le pamphlet provocateur et casseur d'idôle, "L'Anti-Wagner sans peine", signé Pierre-René Serna.

Qu'importent les débats historiques, qu'importe l'appréciation portée à la mise en scène âpre et métallique de Günter Krämer, dont l'accentuation de l'humanité des dieux (Mime devient un clown triste évoluant sous une plantation de cannabis, le héros Siegfried est en culotte courte et dreadlocks, tandis que l'impressionnante basse Hagen chante en chaise roulante) ne plaît pas toujours aux puristes, les fans sont tout de même au rendez-vous à Paris… Ne serait-ce que pour applaudir les prouesses vocales et théâtrales de deux grandes voix wagnériennes : la mezzo-soprano française Sophie Koch, qui se révèle en Fricka venimeuse et rayonnante, et le jeune ténor allemand Torsten Kerl, coqueluche de Bayreuth, qui confirme être un Siegfried pétillant qui ne manque pas d'air…

Sophie Koch, un tonnerre qui gronde et éclaire la salle

Sophie Koch était, jusqu'ici, surtout connue comme fine mozartienne et comme Charlotte déchirante aux côtés du ténor Jonas Kaufmann dans "Werther", de Jules Massenet, rôle dans lequel elle triomphe à l'Opéra Bastille en 2010. Grâce au Covent Garden à Londres (qui lui offre un rôle dans "Tristan et Iseult" en 2009), puis à l'Opéra de Paris (dans la "Walkyrie" en 2010), Wagner est alors devenu possible. "Il faut avoir l'instrument fait pour. Certains l'ont dès le départ, d'autres plus tard", reconnaît la mezzo-soprano, dont la voix, estime-t-elle, "s'est étoffée avec le temps".

Ses deux rôles dans le "Ring", Fricka dans "L'Or du Rhin" puis "La Walkyrie" et Waltraute dans "Le Crépuscule des Dieux", la projette parmi les chanteuses wagnériennes les plus touchantes. Quand elle traverse, en déesse du mariage, la scène de la Bastille dans sa robe à traîne rouge, reflétée au plafond par un grand miroir suspendu, et qu'elle sermonne son mari, le dieu Wotan, au cours d'une scène de ménage, Koch bouleverse en femme blessée et digne. "Dans Wagner, on chante avec tout son corps, qui doit répondre en totalité." Sophie Koch fait partie de ces chanteurs qui arrivent à surmonter la principale difficulté de chanter Wagner : se faire entendre par-dessus l'orchestre, dont la musique est tellement magistrale que dans la configuration de Bayreuth les musiciens sont enterrés sous la scène pour faciliter la tâche aux chanteurs. Tel n'est pas le cas à Bastille, où la fosse d'orchestre est béante. La mezzo-soprano parvient non seulement à dépasser l'orchestre, mais à faire vibrer la salle et - exploit rare - à nuancer son phrasé. Une gageure à la portée de peu de chanteurs.

"Je suis toujours en quête de théâtre. Or dans Wagner, il n'y a pas grand chose à faire scéniquement. Mais un texte à incarner, si." Il n'y a pas de gesticulation chez Sophie Koch, pas même l'impression d'un effort vocal, mais plutôt la sensation d'un tonnerre qui gronde et éclaire la salle.

La chanteuse ne s'épuise pas avec Wagner, elle est même prête à porter de nouveau ses rôles sur les scènes de Salzbourg, de Londres et de Munich, toujours dans le cadre du bicentenaire. "C'est vrai que ça fait beaucoup de Wagner, mais on n'a pas assez d'une vie pour en explorer tous les recoins, pour en développer toutes les émotions et les couleurs ! Les rôles de Fricka et de Waltraute peuvent m'accompagner jusqu'à la fin de ma carrière. D'autres rôles vont également venir, je pense. Wagner est un virus. Quand on l'a attrapé, c'est pour longtemps !"

Torsten Kerl, l'endurance du ténor

Dans le monde de Wagner, peuplé de dieux et de créatures des profondeurs, la performance demandée aux chanteurs masculins est surhumaine. Des parties solo qui durent une vingtaine de minutes, une présence sur scène continue, des personnages complexes à défendre. Torlsten Kerl fait partie de ces rares ténors à oser endosser tous les rôles : Tannhaüser, Lohengrin, Parsifal, Tristan… et Siegfried, rôle monstrueux qui occupe le centre de la mythologie du "Ring". "Un rôle très intéressant, estime le jeune ténor, parce que Siegfried passe de l'adolescence à l'âge adulte au cours du cycle. Son âme est naïve, il agit avant de penser, puis son caractère se complique dans 'Le Crépuscule des Dieux' et la musique qui l'accompagne se transforme avec lui."

Torsten Kerl est devenu un passionné de Wagner, capable d'avaler des kilomètres de partition en quelques jours. Au départ de sa carrière, lui voulait avant tout chanter du Mozart, et plus précisément le rôle de Tamino dans "La Flûte enchantée". Mais il remplace au pied levé un ténor dans une production de "Rienzi", opéra de jeunesse de Wagner. En huit jours, il apprend la partition - longue de plusieurs heures -, et s'en sort la tête haute. Puis les engagements s'enchaînent. "Beaucoup de ténors, parmi les plus illustres, me donnaient des conseils : 'tu peux chanter Tristan et Tannhaüser, mais ne chante jamais Siegfried, tu te casseras la voix', ou encore 'tu ne peux pas chanter à la fois Otello [de Verdi] et Siegfried.' Mais voilà, je chante toutes les partitions de ténor wagnérien, mais aussi Otello, et ma voix est toujours là !"

Non seulement la voix de Torlsten Kerl est là, mais elle sait être mélodieuse et accompagner l'orchestre comme aucune autre. Peut-être parce que le chanteur a d'abord été hautboïste au début de sa carrière de musicien, et qu'il connaît Wagner de son expérience dans la fosse d'orchestre. "J'essaie de chanter avant tout, même quand il y a beaucoup de texte. C'est ce que demandait Wagner, qui mine de rien connaissait bien l'opéra italien. C'est faire fausse route que de dire : si tu ne peux pas chanter Verdi, alors essaie Wagner."

Forcément, l'agenda du ténor allemand est rempli jusqu'à la fin 2013. Les célébrations ont commencé pour lui avec un enregistrement de "Rienzi" à Toulouse sur DVD, puis avec le "Ring" à Paris ; il enchaînera avec "Tannhaüser" à Bayreuth et de nouveau "Rienzi" à Berlin. "Nous ne sommes pas beaucoup de ténors allemands à chanter Wagner, encore moins à chanter tout Wagner. Alors j'ai forcément dû dire non à beaucoup de propositions !"

La clé de son endurance ? "Dormir beaucoup la veille de la représentation, manger peu et si possible ne pas parler. Et ne se fier qu'à la partition." Il doit forcément y ajouter aussi un énorme travail et une bonne dose de talent et d'envie, parce qu'avec une recette aussi simple, ça se saurait si le commun des mortels parvenait à chanter Siegfried.