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Les attentats du 13-Novembre : "L'événement emblématique sur lequel la mémoire s'est accrochée"
Au lendemain des attentats du 13-Novembre, un programme inédit et transdisciplinaire a été lancé en France. Son but : étudier la construction et l’évolution de la mémoire après ces attaques meurtrières. Dix ans après, ces études permettent déjà de tirer de précieux enseignements. Elles montrent à quel point ces attentats terroristes ont atteint profondément la société française dans son ensemble.
Des personnes rendent hommage aux victimes des attentats terroristes du 13 novembre 2015 au Bataclan, le dimanche 13 novembre 2022 à Paris. © Teresa Suarez, AP

"J’ai peur d’oublier. Je vois bien que mes souvenirs changent, qu’ils évoluent, qu’ils disparaissent et je n’ai pas envie". Interrogée six ans après les attentats du 13-Novembre 2015, à Paris et Saint-Denis, Manon, une témoin des attaques sur les terrasses parisiennes du Carillon et du Petit Cambodge, a encore du mal à retenir ses larmes. Ses pleurs jaillissent à la simple évocation des tirs, du sang, des corps des victimes, des cris des mourants, mais elle avoue pourtant être terrifiée à l’idée de ne plus s’en souvenir.

Cette jeune femme fait partie des 1 000 volontaires interviewés à trois reprises en 2016, 2018 et 2021 dans le cadre du Programme 13-Novembre. À chaque fois, elle a dû répondre aux mêmes questions. L’idée étant de comprendre comment le souvenir de ces attaques meurtrières qui ont fait 131 morts et près de 2 000 blessés physiques et psychiques, fluctue au fil des années et comment se construit le traumatisme, mais aussi la résilience.

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L’historien Denis Peschanski a conduit plus de 150 de ces entretiens, dont une trentaine sont aujourd’hui regroupés dans le documentaire "13 Novembre, nos vies en éclats", diffusé sur France TV. "C’est terrible", confie-t-il. "Ce sont des larmes qui pèsent des tonnes. Le plus dur ce sont les parents endeuillés. Les victimes sont cassées d’un peu partout, mais eux ils ont une fracture au milieu du cœur".

Près de 4 500 heures d’enregistrements

Depuis plusieurs années, ce spécialiste de la Seconde Guerre mondiale travaille sur les mécanismes de la mémoire collective et individuelle. Dès l’annonce des attentats, ce directeur de recherche au CNRS a initié le projet baptisé Programme 13-Novembre. "C’est une première mondiale. Il y a des choses qui avaient été faites après le 11-Septembre, mais pas de cette ampleur. Cela impliquait une très grande mobilisation de chercheurs de toute discipline", insiste-t-il.

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Au sein de l’étude 1 000, l'une des projets du programme, près de 4 500 heures d’enregistrements ont ainsi été réalisées. Face à la caméra, des récits de rescapés comme celui de Manon, ceux de proches des victimes, des membres des forces de l’ordre ou des secours, des habitants des quartiers touchés, mais aussi de personnes vivant en province, qui même loin des attaques ont été marquées par ces événements. "On va du plus proche au plus lointain. On a tous été concernés d’une manière ou d’une autre", décrit Denis Peschanski.

Ces entretiens permettent de mettre en lumière ceux qui parfois ont été oubliés, intervenants de la Croix-Rouge, techniciens de la police scientifique ou encore psychologues de l’institut médico-légal. "C’est important et on est les seuls à pouvoir le faire. On rend compte de tout, de l’ensemble de la société", insiste l’historien. Ce recueil de témoignages souligne ainsi l’opposition singulière entre les mots des intervenants qui utilisent le "nous" et ceux des rescapés qui emploient le "je". "Chaque sous-groupe a son vocabulaire. Les hommes et les femmes n’utilisent pas non plus les mêmes mots pour répondre aux questions", résume Denis Peschanski.

Une cristallisation sur le Bataclan

La sociologue Sandra Hoibian, qui dirige le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) a rejoint le Programme 13-Novembre dès ses débuts. Elle a mené une étude, auprès d’un échantillon représentatif de la population française avec 3 000 interviewés à huit reprises, dont les résultats sont aujourd'hui publiées dans l'ouvrage "Faire face. Les Français et les attentats du 13 novembre 2015" (éditions Flammarion). 

Les questions, posées en face-à-face ou en ligne, portent par exemple sur le nombre de terroristes ou de victimes, la localisation des attentats ou encore la mémoire flash, c’est-à-dire celle du moment où l’on apprend l’événement.  "Ce que l’on voit vraiment, c’est que les attentats du 13-Novembre sont l’événement emblématique sur lequel la mémoire s’est accrochée", souligne la sociologue. "Il y a plusieurs attaques majeures, comme Charlie Hebdo, l’Hyper Casher ou Nice, mais la séquence terroriste s’est concentrée sur le 13-Novembre".

Pour Sandra Hoibian, cette cristallisation s’explique par plusieurs facteurs : "Il y a le nombre de morts. C’est l’attaque qui a fait le plus de victimes. Il y a aussi le cadrage politique. Pour Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, il y a eu une onde de choc, mais aussi l’idée que c’étaient des cibles précises qui avaient été visées, des journalistes, des policiers ou des personnes de confessions juive. Le 13-Novembre, cela a été plus concernant. N’importe qui pouvait être visé, simplement parce qu’il était en terrasse ou à un concert".

Au sein même de ces événements, les Français se focalisent sur un lieu précis, le Bataclan, et ne mentionnent pas toujours les terrasses ou le Stade de France. "La mémoire fait du tri. On ne retient pas tout. C’est ce qu’on appelle une condensation mémorielle. Encore une fois, c’est le lieu où il a eu le plus de morts", analyse la sociologue. "Cela a des conséquences. Il y a une forme de double peine pour les victimes des autres attentats qui sont oubliées. Ce n’est pas forcément facile non plus à vivre pour les victimes du Bataclan car elles deviennent des formes de symboles et cela éloigne de la réalité de leurs parcours individuels".

Au fil du temps, la mémoire s’affaiblit, mais celle du 13-Novembre s’estompe plus lentement. Le procès des attentats qui s’est déroulé de septembre 2021 à mai 2022, a également ravivé cette mémoire. Avec ses 1 800 parties civiles et ses 330 avocats, il a fait l’objet d’une large médiatisation. "On voit également qu’il y a un effet des cérémonies. Cela amplifie à un certain moment l’événement", ajoute Sandra Hoibian. Les 10 ans des attentats vont ainsi certainement raviver cette mémoire, même si l’étude souligne également que "pour une part de la population revivre la tragédie à travers témoignages et récits médiatiques est une épreuve trop douloureuse". Certains se mettent ainsi en retrait pour éviter cette exposition jugée insoutenable.

"Il faut mettre des mots"

Le Crédoc va poursuivre ses recherches avec une nouvelle série d’enquêtes en 2026. L’étude 1 000 va également mener une dernière salve d’entretiens l’an prochain. "Les gens reviennent", se félicite Denis Peschanski. Ce recueil de témoignages a ainsi une grande valeur scientifique, mais joue aussi indirectement le rôle de thérapie. "Si vous prenez l’exemple de Manon. Lors de la première phase en 2016, elle se pensait comme témoin, puis elle a compris qu’elle était aussi victime", note l’historien. "Quand elle est revenue en 2018, elle nous a dit que cela lui avait fait beaucoup de bien et qu’elle avait pris contact avec une association".

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Décédé en 2020 de maladie, Jean-François Mondeguer, le père de Lamia Mondeguer, l’une des victimes du café La Belle équipe, ne pourra pas être interrogé de nouveau. Mais grâce à son intervention filmée, il offre pour l’éternité un témoignage bouleversant. Celle d’un homme qui n’a cessé de rendre hommage à sa fille tuée à tout juste 30 ans en faisant du lieu de sa disparition qu’il fréquentait assidument "sa belle équipe".

Sa douleur n’a jamais disparu, mais il avait saisi toute l’importance d’un tel programme de recherches : "On peut dire que cette étude scientifique va décortiquer tout ça et va essayer de comprendre nos mécanismes entre nos petits neurones et les événements réels. En attendant, ce que vit le cœur, bien malin qui pourra le décortiquer. Il n’y a pas de mots, mais en même temps, je crois qu’il faut mettre des mots".