
Des hêtres de la forêt de Fontainebleau périssent progressivement, victimes de plusieurs épisodes de chaleur, le 5 novembre 2025. © Charlotte Wilkins, France 24
En arpentant les sentiers, les tubes de plastique blanc se remarquent à peine. Plantés çà et là dans les sous-bois, ils protègent de jeunes arbres à peine plus hauts que les fougères. Plus loin, des fils barbelés encerclent de petits bouleaux et chênes. Dans la vaste forêt de Fontainebleau, ces installations discrètes trahissent une urgence : aider le "poumon de l'Île-de-France" à s'adapter au dérèglement du climat.
À une heure de Paris, ce massif de 25 000 hectares – l'un des plus fréquentés de France avec ses 15 millions de visiteurs annuels – souffre déjà depuis plusieurs années du réchauffement climatique. Partout, les signes se font de plus en plus visibles.
Des arbres qui n'arrivent plus à respirer
En ce début novembre, près du carrefour de la Vallée de la Chambre, un immense chêne présente une allure étrange. En plein automne, il devrait être touffu et teinté d'un bel orange. Sa cime apparaît pourtant totalement chauve. Seules quelques branches nues et sèches, comme prêtes à tomber, pointent vers le ciel.

"Cet arbre a subi une cavitation", constate Alexandre Butin, responsable adjoint de l'unité territoriale de l'Office national des forêts (ONF). "À un moment, ses racines ont eu du mal à capter de l'eau dans le sol. Des bulles d'air se sont formées dans ses vaisseaux, empêchant la sève d'alimenter les branches", détaille-t-il. L'arbre n'arrivait plus à respirer et a littéralement étouffé.
Depuis quelques années, de nombreux chênes sessiles – l'espèce majoritaire du massif – subissent le même sort. Et si certains restent mal au point pendant plusieurs années, d'autres périssent en seulement quelques jours. Tout dépend de l'endroit où commence la cavitation : aux extrémités, l'arbre peut résister ; dans le tronc, c'est la mort quasi immédiate.
La cause de ces cavitations à répétition ? Un déficit hydrique chronique dû à un sol sableux qui retient mal l'eau, mais surtout à des épisodes de sécheresse de plus en plus intenses et fréquents. "Ces arbres sont la face visible des effets du réchauffement climatique", résume l'agent de l'ONF.
Un cocktail mortel
À quelques pas, c'est un pin sylvestre qui paraît en mauvaise posture, comme tout desséché. L'été dernier, ses épines ont viré au rouge tout d'un coup, juste avant de tomber.
"Au-dessus de 41 °C, toutes les essences atteignent leur température limite pour leur survie", précise l'agent forestier. "Les stomates – ces pores présents à la surface des feuilles qui permettent les échanges gazeux entre la plante et l’atmosphère – se referment, ce qui provoque des dommages irréversibles. Les feuilles roussissent en quelques jours puis tombent."
Le phénomène se répète lui aussi de plus en plus souvent. Pas étonnant : si entre 1950 et 1959, les températures avaient atteint 40 °C à seulement deux reprises en France, entre 2020 et 2022, le chiffre a grimpé à 73 fois, selon les relevés de Météo-France.

Sans compter que "ces sécheresses et ces pics de chaleur multiplient aussi les risques d'incendie", insiste le spécialiste. L'été dernier, l'ONF a recensé une cinquantaine de départs de feux. "S'ajoutent encore les tempêtes et les vents violents, capables de dévaster plusieurs parcelles en quelques heures", finit de lister Alexandre Butin.
Pour surveiller l'état de santé global du massif, l'ONF a lancé en 2017 le protocole Deperis. Chaque année, des drones survolent la forêt et scrutent quelque 765 feuillus. Un système de notation permet de suivre leur évolution : la note A pour les arbres sains, F pour les plus mal en point. En l’espace de sept ans, la part des arbres classés entre D et F a presque doublé, passant de 23 à 40 % – avec un pic à 48 % lors de la sécheresse de 2022.
En s'enfonçant dans le sous-bois, Alexandre Butin lève la tête vers cinq hêtres. Leurs troncs gris et pelés se dressent comme des spectres. "C'est un véritable cimetière", lance-t-il en grattant l'écorce. "Et tout cela est très insidieux. Chaque espèce réagit avec sa propre temporalité. Certains arbres comme le pin se dégradent vite, d'autres comme le chêne, très lentement. Dans certains cas, ils parviendront à se renouveler, dans d'autres, on va simplement les voir mourir…"

Diversifier les espèces
Devant un bilan chaque année plus alarmant, l'ONF a décidé depuis 2021 d'intervenir et de donner un "coup de pouce" à la forêt pour s'adapter à ce nouveau climat.
"Notre ligne est claire : nous laissons la nature faire dès que c'est possible. Mais dans les parcelles où le sol est très ingrat et où les essences n'arrivent pas à se renouveler seules, on essaie de les aider", raconte-t-il, précisant que l'ONF intervient sur environ 20 % du massif.
La stratégie ? Miser sur une "forêt mosaïque" et diversifier les espèces. Aux côtés des chênes sessiles, hêtres et pins, les agents forestiers introduisent des espèces méridionales, plus résistantes à la sécheresse, comme le chêne pubescent, le cormier ou l'alisier, mais aussi des arbres fruitiers comme des pommiers. Au total, toutes espèces confondues, l’ONF sème environ 60 000 plants par an à Fontainebleau.
Le principe est simple : plus il y aura d'essences avec des caractéristiques et des morphologies différentes, plus il y a de chances qu'en cas de phénomènes météorologiques extrêmes, au moins quelques-uns subsistent.
Le chêne pubescent, par exemple, présente des atouts précieux. "S'il subit une cavitation, il est capable de continuer à irriguer sa partie la plus basse. Il opère ce qu'on appelle une descente de cime, reconstituant son feuillage plus proche du sol." Autre avantage : sa forte capacité d'adaptation génétique. Il transmet aux générations suivantes toute son "histoire", ce qu'il a vécu, lui donnant une meilleure résilience face aux variations climatiques.
Préserver l'équilibre des écosystèmes
Pas question pour autant de planter n'importe quoi n'importe où. "À chaque endroit, nous commençons par regarder l'état du sol et, à partir de là, nous décidons si notre action est nécessaire ou pas", détaille Alexandre Butin. "Et si nous agissons, nous réfléchissons à comment reproduire au mieux des conditions naturelles."
En cheminant dans les sous-bois, l'agent de l'ONF pointe des petits tubes en plastique blanc qui cachent de jeunes arbres fruitiers. Tous sont éloignés de quelques pas. "Ces espèces ont besoin de place", explique-t-il simplement. Juste derrière, cinq tubes blancs sont cette fois-ci regroupés. "Ce sont de jeunes chênes, qui eux grandissent mieux en groupe."
Un peu plus loin, des fils barbelés forment un enclos autour de jeunes chênes et de bouleaux. "Les barbelés permettent de les protéger des animaux et les bouleaux sont là pour offrir une protection au vent."


Concilier tourisme et biodiversité
"En plus de ces réflexions sur les essences elles-mêmes, nous devons constamment prendre en compte de multiples enjeux, notamment ceux liés à la préservation de la biodiversité et à l'activité humaine."
Zone classée Natura 2000, le massif de Fontainebleau est en effet reconnu pour la richesse de sa biodiversité. "Comme dans tous les écosystèmes, tout se répond. Décider de planter un arbre plutôt qu'un autre a forcément une incidence sur les animaux et les insectes de la zone. Toutes nos décisions doivent donc être prises en pensant constamment tous ces enjeux."
La plupart des arbres morts restent ainsi au sol. Loin d’être inutiles, les troncs en décomposition sont le nid d’environ 30 % de la biodiversité de la forêt. Certaines parcelles sont d’ailleurs répertoriées comme réserves biologiques intégrales, dans lesquelles l'action humaine est totalement interdite.

L'enjeu touristique pèse aussi dans la balance. Ce massif, prisé des randonneurs et des grimpeurs du monde entier pour ses rochers uniques, accueille des millions de visiteurs chaque année. "Si nous observons un arbre malade qui risque de tomber sur une table de pique-nique, nous l'enlevons. Et avant de replanter, nous réfléchissons aux possibles conséquences sur les activités de tourisme."
Un modèle pionnier
En lançant ce projet dès 2021, la forêt de Fontainebleau s'est imposée comme l'une des pionnières en matière d'adaptation au réchauffement climatique. "Aujourd'hui, nous accueillons régulièrement des agents forestiers venus de tout l'Hexagone, qui veulent étudier notre fonctionnement pour mettre en place leur propre stratégie", note l'agent de l'ONF.
"Fontainebleau est un bon endroit où faire des expérimentations en matière d'adaptation", confirme Xavier Morin, directeur du Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. Sa situation géographique lui permet de bénéficier de conditions météorologiques caractéristiques des forêts du centre de la France. Les mesures mises en place pourraient donc se dupliquer dans d'autres massifs similaires.
Mais le spécialiste émet aussi une réserve. Le principal risque de cette stratégie serait "d'ajouter trop de nouvelles contraintes à la forêt" et de la "brusquer". "Nous connaissons encore mal la résilience de l'ensemble des essences. Et même si certaines souffrent, il y a peut-être d'autres moyens de les accompagner davantage pour qu'elles s'adaptent ou pour limiter leur vulnérabilité."
Dans cette forêt emblématique, la stratégie soulève une autre question : en modifiant les essences présentes, son visage sera-t-il amené à changer ? "Difficile à dire", reconnaît Alexandre Butin. "Mais avec ou sans notre action, le massif est amené à se transformer sous l'effet du dérèglement climatique", souligne-t-il. Sans manquer de rappeler qu'il y a plusieurs siècles, la forêt était principalement composée de landes, avant que l'humain n'y plante des arbres. "Elle redeviendra peut-être simplement ce qu'elle était", conclut-il.
