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Depuis quatre jours, les Turcs se mobilisent massivement contre le gouvernement dans les grandes villes de Turquie. Un mouvement interprété comme un avertissement lancé contre les dérives autoritaires du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan.

À l’origine, ce n’était qu’une petite mobilisation contre un projet immobilier menaçant 600 arbres centenaires dans un parc d’Istanbul. Mais à la grande surprise du gouvernement turc, la manifestation s’est muée en une contestation populaire de grande ampleur contre le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan - la plus importante vague de protestation qu’ait connue la Turquie depuis l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du développement (AKP) en 2002.

Le mouvement, qui a démarré le 30 mai à Istanbul et s’est rapidement propagé au reste du pays, a été violemment réprimé par la police, attisant la hargne des protestataires. Après quatre jours de manifestations, le bilan est éloquent : dans les deux principales villes du pays, à Istanbul et à Ankara, les associations de défense des droits de l’Homme ont compté quelque 1 700 blessés. Le nombre d’arrestations est digne d’un régime autoritaire : en trois jours, un millier de personnes ont été appréhendées par les forces de l’ordre. La plupart ne sont restées que quelques heures en garde à vue.

"Tous unis contre le fascisme"

Le chef du gouvernement n’a pas jugé les évènements assez graves pour annuler son voyage officiel au Maghreb, prévu de longue date. Pourtant, c’est bien sa personne qui est la cible des milliers de manifestants à travers le pays. Lundi, au quatrième jour des manifestations, la place Taksim d’Istanbul, épicentre de la contestation, résonne ainsi de slogans qui lui sont hostiles  : "Tous unis contre le fascisme !", "Gouvernement, démission !". Une mise en cause radicale et inédite de ses dix ans de gestion...

Le tableau de la Turquie version AKP, érigée en modèle d’union heureuse entre islam et démocratie, serait-il en train de se craqueler ? "Je ne crois pas que l’on assiste à une crise du régime turc. Ce qu’on voit en ce moment en Turquie, ce n’est pas une contestation du modèle démocratique à la turque, mais une contestation des glissements autoritaires et des dérapages liberticides que l’on constate dans le pays depuis environ deux ans", analyse Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), politologue spécialiste de la Turquie.

Au cœur du ressentiment des manifestants se trouve le puissant Premier ministre Erdogan. L’ex-maire d’Istanbul, fervent musulman d’origine modeste, a hissé l’AKP, le parti islamo-conservateur qu’il a créé en 2001, en force majoritaire dans le pays. Lui-même est devenu le chef du gouvernement après les élections législatives de 2002, un poste qu’il occupe toujours.

Penchants autoritaires

Grisé par ses succès électoraux et économiques - la Turquie est désormais un pays émergent membre du G20 et enregistre une croissance à faire pâlir d’envie bien des pays occidentaux -, Erdogan laisse désormais libre court à ses penchants autoritaires. Très conservateur, réputé colérique, il tend à installer une atmosphère empreinte d’ordre moral dans la vie politique du pays, grignotant petit à petit les sacro-saints principes de laïcité mis en place par le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk.

Ainsi, l’aile ultra-conservatrice de l’AKP emmenée par Erdogan a réussi en moins de deux semaines, fin 2012, à faire passer une loi - très impopulaire - restreignant drastiquement la vente d’alcool après 10 heures du soir et interdisant les licences à des établissements situés à proximité des mosquées et des écoles. De la même façon, malgré une opposition farouche de la population, le chef du gouvernement a imposé des projets de constructions pharaoniques, incluant deux centrales nucléaires, un troisième pont traversant le Bosphore et un nouvel aéroport dans la région d’Istanbul. Parallèlement, les arrestations arbitraires de journalistes se sont multipliées ces dernières années.

"Il y a un ras le bol de la société contre le style de pouvoir qu’exerce Erdogan", explique Ali Kazancigil, politologue spécialiste de la Turquie et co-directeur de la revue géopolitique Anatoli. "L’AKP est arrivé au pouvoir avec un agenda de démocratisation, il s’est présenté comme un parti libéral sur le plan économique mais aussi politique, poursuit le politologue. Mais depuis quelques années, Erdogan décide de tout, ne consulte personne, n’écoute personne… Il est dans une ivresse du pouvoir encouragée par le fait qu’il tient les rênes du pays depuis dix ans et qu’il n’existe aucune opposition crédible face à lui."

Un avertissement populaire

Le Premier ministre est sûr de son pouvoir, et à juste titre : il a été élu à près de 50 % en juin 2011 et jouit toujours d’une grande popularité dans certaines régions de Turquie, notamment en Anatolie. Ainsi, samedi, alors que le leader d’un parti d’opposition s’apprêtait à s’exprimer devant la foule réunie sur la place Taksim, Erdogan a lancé : "Si vous parvenez à réunir 100 000 personnes, j’en mobiliserai un million".

Pour autant, les analystes voient les contestations de ces derniers jours comme un avertissement populaire sérieux. "Erdogan peut encore rattraper la situation, estime Ali Kazancigil. Il faudrait qu’il adopte un comportement plus raisonnable, plus ouvert à la concertation, qu’il accepte de consulter davantage les différentes forces en présence, et les esprits s’apaiseront…"

Un avertissement que le chef du gouvernement n’a visiblement aucune intention d’écouter alors que de profonds désaccords se font jour au sein de son propre parti. "Jusqu’alors, on avait l’impression qu’Erdogan était tout puissant dans son propre parti, commente Didier Billion. Or, depuis quelques temps, on sent qu’il y a des frictions, notamment avec le président de la République, Abdullah Gül [issu lui aussi des rangs de l’AKP, NDLR]. Ces désaccords sont apparus au grand jour samedi, lorsque Gül a dénoncé la disproportion de la brutalité policière contre les manifestants." Une déclaration qui, vraisemblablement, a fait mouche : samedi, dans l’après-midi, Erdogan a ordonné à la police de se retirer de la place Taksim… pour mieux se déployer dans d’autres quartiers de la capitale, où de nouveaux affrontements, très violents, ont eu lieu dans la nuit de dimanche à lundi.