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Les artistes "underground" représentent-ils une menace pour le Kremlin ?

Le 30 juillet a débuté, à Moscou, le procès des trois membres du groupe Pussy Riot, arrêtées il y a cinq mois pour une "prière punk" dans une cathédrale. Une nouvelle forme de contestation que le président russe semble vouloir éradiquer.

Les dernières lois votées à la Douma

- La censure sur Internet : début juillet, Vladimir Poutine, qui en douze ans de pouvoir ne s’était jamais attaqué au monde virtuel, a fait passer une loi à la Douma (chambre basse du Parlement) qui autorise la police à bannir des sites internet sans passer par la justice. La liste noire dépendra de leur bon jugement.

- Pénalisation des manifestations illégales : la Douma a imposé des amendes allant de 10 000 dollars à 31 000 dollars pour les personnes s’affichant dans des manifestations déclarées illégales par la police.
- ONG, ces "agents étrangers": votée début juillet, la loi sur les ONG impose aux organisations financées par des mécènes ou des gouvernements étrangers de se présenter comme des "agents étrangers".

L’art urbain contestataire et les autorités ne font pas bon ménage en Russie. Le procès des trois jeunes femmes du groupe Pussy Riot, qui s’est ouvert en début de semaine à Moscou, en est une nouvelle illustration.  Les trois artistes-activistes sont poursuivies pour avoir manifesté leur opposition à Vladimir Poutine en chantant, le 21 février, une "prière punk" dans la principale église orthodoxe du pays, la cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou.

Ce jour-là, Maria Aliokhina, 24 ans, Nadejda Tolokonnikova, 22 ans, et Ekaterina Samoutsevitch, 29 ans, le visage cagoulé, ont scandé, avec d’autres membres de leur groupe, "Mère de Dieu, chasse Poutine", devant une petite communauté de fidèles sidérés. Volontairement provocatrice, la chanson dénonce le soutien de l’Église à Vladimir Poutine, réélu à la présidence le 4 mars 2012.
Une prestation qui n’aura duré que quelques minutes avant que le groupe ne soit évacué. Dans les jours qui ont suivi, trois d’entre elles ont été arrêtées. Détenues depuis cinq mois, les trois jeunes femmes font face à des accusations de hooliganisme. En détention préventive jusqu’en janvier 2013, au moins, elles encourent jusqu’à sept ans de prison.
L’art, outil politique de la jeunesse urbaine
Malgré l’utilisation d’un vocabulaire religieux jugé blasphématoire par des plaignants dont l'avocat  assure que les membres de Pussy Riot ont agi sous l’ordre de Satan, le groupe affirme qu'il visait bien le système politique russe. Lors de leur audience, retransmise par vidéo sur Internet, les trois jeunes femmes ont regretté d’avoir heurté les sentiments des croyants. "Nous n’avons pas prononcé de mots insultants à l’égard des croyants, de l’Église ou de Dieu", ont assuré les prévenues dans la déclaration lue par leur avocate, "nous n’étions animées que par l’envie d’améliorer la situation politique".
Activistes avant tout, les jeunes punkettes se sont donné pour principale mission la critique du pouvoir. "L’art est inutile sans un message politique", déclarait Nadeja Tolokonnikova, membre fondateur de Pussy Riot, lors d’une table ronde organisée en décembre 2011 à Moscou autour du thème "L’artiste et l’autorité". Les membres du groupe ont toujours refusé de se produire sur des scènes reconnues, privilégiant des lieux publics où elles pouvaient parler au plus grand nombre, allant jusqu’à revendiquer une certaine médiocrité artistique dans le but de ne pas voir leurs "happenings" commercialisés.
Pour comprendre les motivations des Pussy Riot, il faut remonter à Voïna, collectif contestataire dont les Pussy Riot affirment être la version féministe. Les performances critiques de Voïna à l’égard des autorités ont eu un retentissement international grâce aux vidéos postées sur le Web. Le collectif s’est notamment fait remarquer pour avoir dessiné un phallus géant, en juin 2010, sur le pont mobile Liteïni de Saint Petersbourg : lorsque le pont s’est ouvert, le phallus s’est retrouvé dressé juste devant les bureaux des services de sécurité russes (FSB). Leur engagement politique et leur mode d’expression ont placé les leaders de Voïna dans le collimateur de la police et du pouvoir. Après avoir été incarcérés puis relâchés, les deux leaders du groupe sont depuis en fuite.
Une contestation d'un nouveau genre
Si Vladimir Poutine a su faire taire ses opposants – on se souviendra de l’oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski qui a perdu son empire pétrolier pour avoir osé financer l’opposition - , il est néanmoins confronté à une forme de contestation qui lui est moins familière. "Poutine ne s’est jamais trouvé face à une forme de contestation aussi radicale depuis Limonov [écrivain et opposant anarcho-bolchévique, ndlr]", raconte Dominique Bromberger, auteur de "C’est ça la Russie" (Actes sud), à FRANCE 24.
Les jeunes punkettes – comme Voïna avant elles et d’autres groupes moins connus - utilisent la musique, la vidéo et Internet pour faire passer leur message politique auprès d’un public large : "Internet a tout changé. Dans les actions très spectaculaires, ces groupes misent sur le visuel, puis ils postent les vidéos en ligne et l’impact est énorme car cela reste", estime Sacha Koulaeva, responsable de l’Europe de l’Est et Asie centrale à la Fédération internationales des droits de l'Homme (FIDH).
Des armes de choc pour alerter la jeunesse des villes. "Ces attaques artistiques, par des voies alternatives, sont en rupture par rapport au mode de contestation classique", estime Sacha Koulaeva. "Ces nouvelles tendances provocatrices ont aujourd’hui beaucoup plus de répondant auprès de la jeunesse en Europe de l’Est, poursuit Koulaeva, et c’est ce qui inquiète Poutine. Il y a une panique du côté du pouvoir, qui voit que la politique gagne du terrain parmi les jeunes des villes."
Une analyse tempérée par Dominique Bromberger qui estime que cette propagande artistique touche moins de 5 % de la population. "Seule la jeunesse de Saint-Petersbourg et de Moscou, éduquée et occidentalisée, partage cet appétit pour la démocratisation. Dans le reste du pays, la jeunesse reste très sensible aux sirènes du nationalisme et elle plonge dans une nostalgie soviétique", nuance Bromberger.

Vladimir Poutine réduit les libertés

Pussy Riot, Voïna et les autres représentent-ils une menace pour le pouvoir ? En aucun cas, affirme Bromberger ; sans aucun doute, estime Koulaeva pour qui "la dureté du traitement infligé aux Pussy Riot est proportionnelle à la peur qu’elles infligent aux autorités". Dénonçant les violations des procédures judiciaires et l’infraction au code pénal, Koulaeva redoute que Poutine ne prenne les jeunes rockeuses en exemple : "Le déroulement du procès n’est pas entre les mains de la justice, mais entre celles de Poutine" ajoute-t-elle, redoutant la sévérité d’un homme "qui ne pardonne pas les offenses".
Tous deux s’accordent néanmoins sur le fait que ce procès est une nouvelle preuve de la restriction incontestable des droits et libertés en Russie depuis que Vladimir Poutine a été réélu président.
Après les grandes manifestations de l’opposition, en début d'année contre Vladimir Poutine, ce dernier semble vouloir remettre la société russe au pas. Malgré quelques réformes annoncées sous la présidence de Dmitri Medvedev (2008-2012), le nouveau chef d'État a fait marche arrière, multipliant les mesures liberticides depuis sa prise de fonction. Inculpé mardi dans un dossier d’abus de confiance, Alexeï Navalny, l’un de ses principaux opposants, semble en faire également les frais. Il encourt dix ans de prison.