
L’Inde a lancé, jeudi, son premier missile à longue portée à capacité nucléaire. Une manière d’accroître sa force de dissuasion face à son grand rival chinois, selon le chercheur au CNRS Jean-Luc Racine.
New Delhi a effectué avec succès, jeudi 19 avril, le premier tir d'essai d'un missile à longue portée à capacité nucléaire. Capable d'atteindre une cible située à 5 000 kilomètres, le missile Agni V permet à l’Inde de rejoindre le club des puissances disposant officiellement d'une telle arme (États-Unis, Chine, Russie, France et Royaume-Uni). Quels sont les enjeux de cette performance technologique ? Réponse avec Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS, au Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud (CEIAS) de l'EHESS et vice-président d'Asia Centre.
FRANCE 24 : Au-delà de la performance technologique, quel message New Delhi a-t-il voulu faire passer à la communauté internationale ?
Jean-Luc Racine : Il s’agit d’un message double. D'une part, l’Inde démontre ainsi qu’elle maîtrise une technologie militaire de pointe sans avoir à recourir à une aide extérieure. Quinze à vingt ans après le lancement de son programme de missile à longue portée, le pays a franchi le seuil critique du missile intercontinental (même si l'arme n’entrera pas dans l’arsenal militaire indien avant 2014 ou 2015).
D’autre part, le pays affirme par là sa puissance et renforce son poids géopolitique dans la région. La Chine sait désormais que l’Inde dispose d’un missile capable d’atteindre l’ensemble de ses mégalopoles, même si Pékin est toujours en tête dans cette course aux armements.
La Chine aurait-elle remplacé le Pakistan dans le rôle de rival numéro 1 de l’Inde ?
J.-L. R. : Il existe un équilibre nucléaire avec Islamabad. Les rapports de l’Inde ont beau être complexes avec le pouvoir civil pakistanais, ils sont assez simples avec les militaires, qui sont les vrais maîtres de la politique extérieure du pays.
Avec la Chine, la relation est plus complexe. D’un côté, on constate une normalisation des rapports, comme en témoignent les nombreuses rencontres, au plus haut niveau de l’État, entre les dirigeants des deux pays. Il y a encore quelques semaines, ils se sont vus à l’occasion du sommet des Brics à New Delhi. Par ailleurs, du fait de la hausse des échanges économiques entre les deux pays, la Chine est devenue le deuxième partenaire commercial de l’Inde, devant les États-Unis (et derrière l’Union européenne).
Cependant, il demeure toujours une grande méfiance entre les deux capitales, malgré les déclarations officielles de Pékin, qui a rappelé que l’Inde et la Chine étaient des "partenaires" et non des rivaux, quelques heures après l’annonce du tir de missile. Les deux pays n’ont toujours pas résolu leur conflit frontalier dans l’Himalaya, et l’Inde voit d’un mauvais œil le fait que Pékin avance ses pions dans toute l’Asie.
Ce programme de missile est-il un motif de fierté pour la population indienne ?
J.-L. R. : Absolument. Il existe une vraie fierté patriotique en Inde. Une énorme majorité des commentateurs des grands journaux indiens ont exprimé leur satisfaction au lendemain de l’annonce du tir. Seules certaines voix se sont élevées pour réclamer, avant tout, l’accélération du développement économique du pays.
Avec ce tir de missile intercontinental, l’Inde brigue-t-elle un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU au sein duquel se trouve l’ensemble des pays possédant officiellement cette technologie (États-Unis, Chine, Russie, France, Royaume-Uni) ?
J.-L. R. : Ce n’est pas en soi un acte de candidature, ce serait quand même frapper un peu fort à la porte du Conseil de sécurité ! Mais ce tir a une valeur symbolique : il constitue un élément de plus dans la poussée de l’Inde émergente. C’est un signal diplomatique pour que l’ordre mondial pensé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale soit modifié. L’Inde, en compagnie du Brésil et de l’Afrique du Sud, demande un rafraîchissement des grandes institutions internationales (ONU, FMI...) pour qu’elles prennent davantage en compte la multipolarité du monde d’aujourd’hui.