
Le procès de l'ancien général Kenan Evren, auteur d'un coup d'État militaire en 1980, et d'un ancien membre de sa junte, Tahsin Sahinkaya, s'est ouvert à Ankara qui aura à juger des accusations de "crimes contre l'État".
AFP - Le procès de l'auteur du putsch militaire du 12 septembre 1980 en Turquie, Kenan Evren, et d'un autre membre de sa junte, Tahsin Sahinkaya, s'est ouvert mercredi à Ankara, une procédure sans précédent en Turquie où l'armée a pris le pouvoir à trois reprises depuis 1960.
Les deux hommes, très âgés et malades, n'ont pas comparu à la première audience de leur procès où ils sont accusés de "crimes contre l'Etat" pour ce coup de force.
Evren s'est fracturé un bras il y a quelques jours lors d'une chute dans une clinique militaire d'Ankara où il se remettait d'une intervention chirurgicale à l'intestin, a indiqué à l'AFP un proche de la famille.
Devant le palais de justice, plusieurs centaines de manifestants, réunis principalement à l'appel de petits partis de gauche, réclamaient justice pour les victimes du putsch.
"La conscience des putschistes devant la justice !", pouvait-on lire sur une banderole déployée par les manifestants. Les noms de centaines de personnes tuées sous le régime des militaires ont été lus à l'aide de porte-voix installés sur un autobus. Une minute de silence a été observée en mémoire des victimes.
Cinquante personnes avaient été exécutées, plus d'un demi-million arrêtées, plusieurs dizaines étaient mortes sous la torture et de nombreuses autres furent portées disparues lors des trois années qui suivirent le putsch.
Au cours de l'audience --la première à juger des auteurs de putsch en Turquie--, l'avocat de la défense Bülent Acar a réclamé le dessaisissements de la cour, estimant que la Constitution en vigueur, héritée du coup d'Etat, n'autorisait pas de telles poursuites, a rapporté l'agence de presse Anatolie.
Les juges ont rejeté l'objection, selon Anatolie, un des rares médias autorisés dans la salle d'audience exiguë.
Ils ont également décidé de ne pas procéder à la lecture de l'acte d'accusation, qui requiert la réclusion à perpétuité pour les deux anciens officiers, en l'absence des accusés.
Affirmant agir au nom de la défense des principes de la République turque instaurés par Mustafa Kemal Atatürk, les militaires ont par trois fois, en 1960, 1971 et 1980, renversé des gouvernements élus. Ils ont aussi chassé du pouvoir un gouvernement islamiste, en 1997.
"Je suis ici pour dire qu'on a pas oublié. Je veux que ce procès ne soit pas une procédure de façade", a déclaré à l'AFP Ali Imer, 56 ans, qui affirme avoir été emprisonné quatre ans et torturé pendant 87 jours à la prison de Malatya (est) parce qu'il appartenait à une organisation de gauche.
Pour de nombreux observateurs, l'enjeu de ce procès sera de juger, au-delà du putsch lui-même, toutes les violations massives des droits de l'Homme qui l'ont accompagné.
Car pour l'heure, Kenan Evren, 94 ans, et Tahsin Sahinkaya, 86 ans, ne sont poursuivis que pour "renversement de l'ordre constitutionnel par la force".
"Les tortionnaires de ce coup d'Etat sont toujours à l'extérieur. Il faut qu'eux aussi répondent de leurs actes devant la justice. Sinon, la justice ne sera pas faite", a déclaré devant le tribunal Sezgin Tanrikulu, vice-président du parti d'opposition CHP, dissous comme toutes les autres formations politiques après le putsch.
"Le procureur d'Ankara doit aussi enquêter sur l'autorisation au plus haut niveau d'une politique de torture", a déclaré l'ONG Human Rights Watch, qui appelle à poursuivre un "vaste réseau de personnels militaires, policiers, fonctionnaires et docteurs impliqués dans la torture".
Le président turc Abdullah Gül a vu dans ce procès "un important changement de mentalité montrant que ce genre d'interventions n'auront plus lieu dans l'avenir de la Turquie".
Le procès s'inscrit dans une lutte de pouvoir entre l'armée et le Parti gouvernemental de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), qui s'efforce de réduire l'influence politique des militaires tandis que l'opposition pro-laïcité l'accuse de vouloir islamiser la société turque.
Plusieurs procès sont en cours concernant des tentatives supposées de putschs, avec des centaines de suspects, dont de nombreux militaires de haut rang, sur les bancs des accusés.