Officiellement adopté le 23 janvier, le projet de loi pénalisant la négation des génocides a vu sa progression freinée mardi par le dépôt d’un recours par 137 députés et sénateurs français. Motif : un lien trop étroit entre loi et Histoire.
Certains parlent d’une "question de conscience". D’autres d’une "mise en cohérence pénale". Le fossé s’est officiellement creusé au Parlement, mardi 31 janvier, lorsque 137 députés et sénateurs, de tout bord politique, ont saisi le Conseil constitutionnel dans le but de faire invalider la proposition de loi pénalisant la négation des génocides.
Initié par deux députés UMP, Jacques Myard et Michel Diefenbacher, ce recours vise à annuler un projet de loi qu'ils jugent anticonstitutionnel et qu'ils considèrent comme une atteinte à la liberté de la recherche et à la liberté d’expression.
Ne pas "soviétiser" l’Histoire
"Nous nous fourvoyons avec ces lois mémorielles. Nous ne nions ni la Shoah ni le génocide arménien, mais nous ne voulons pas soviétiser l’Histoire," clame Jacques Myard, député des Yvelines, joint par FRANCE 24, prônant un libre débat sur la question sans forcément que la loi définisse une vérité officielle.
Le 23 janvier dernier, le Sénat a emboîté le pas à l’Assemblée en adoptant le texte punissant la négation d'un génocide reconnu par la France, notamment celui des Arméniens par les Turcs en 1915. Très contrarié, le gouvernement d’Ankara a répliqué en promettant des sanctions contre Paris.
Réfutant le terme de "génocide", la Turquie reconnaît que quelque 500 000 Arméniens ont péri lors de massacres commis en Anatolie, entre 1915 et 1917, tandis que les Arméniens évoquent 1,5 million de morts.
Un débat houleux
Autre point mis en avant par le député des Yvelines : le risque d’engrenage. "Cette polémique est partie du fait arménien. La conséquence regrettable pourrait être un regain de communautarisme."
Le président Nicolas Sarkozy a déclaré mardi aux parlementaires de la majorité que le recours au Conseil constitutionnel contre le texte pénalisant la négation du génocide arménien "ne (lui) rend pas service", ont indiqué à l'AFP plusieurs sénateurs UMP.
Le chef de l'Etat a exprimé notamment le risque que si la proposition de loi était annulée, il y ait ensuite un recours contre la pénalisation de la négation de la Shoah, selon les mêmes sources.
Valérie Boyer, la député des Bouches-du-Rhône à l’origine de cette proposition de loi, affirme mal comprendre la réaction tardive des parlementaires, soulevant le fait que le débat a déjà eu lieu dans l’Hémicycle.
"C’était une grande joie pour tout le monde d’aboutir enfin à quelque chose, après de nombreuses années de travail. Je suis choquée que certaines personnes répondent à des injonctions de l’étranger," déplore-t-elle. "La pression exercée par un Etat étranger négationniste ne doit pas l’emporter sur une cause universelle, sur la défense des droits de l’Homme et la grandeur de la France." Pression à laquelle Jacques Myard se dit toutefois étranger.
Le dépôt du recours annonce une détente dans les relations entre les deux pays. Contacté par FRANCE 24, le porte-parole de l’ambassadeur de Turquie en France, Engin Solakoglu, exprime sa satisfaction, en estimant que l’opposition des députés et sénateurs français "permet de mieux encaisser le choc, pour l’instant.”
Le rôle des historiens en question
Alors faut-il associer Histoire et loi ? Selon ses détracteurs, le texte viole l'article 34 de la Constitution qui définit la loi et délimite son domaine. Mais l’historien Yves Ternon, spécialiste des crimes de génocide au 20e siècle, convaincu de la nécessité de légiférer sur ce sujet, précise que fondamentalement les fonctions d’historien et d’homme de loi sont distinctes, tout en étant complémentaires.
"Les historiens ont déjà fait leur travail [le génocide arménien a été reconnu en 2001, NDLR], les législateurs n’empiètent pas sur leur territoire, étant donné que les historiens ne peuvent pas légiférer. Le travail des historiens et des hommes de loi s’effectuent en partenariat, en quelque sorte."
En réponse à l’argument selon lequel le projet de loi réduirait la liberté de la recherche, Yves Ternon crie à la malhonnêteté. "La loi ne menace en rien cette liberté. Jamais un historien travaillant sur un génocide n’a été inquiété par un procès en France."
Le verdict des Sages du Conseil constitutionnel est attendu dans un délai d’un mois. Pour l’heure, Nicolas Sarkozy a prévenu, mercredi 1er février, qu’un nouveau texte serait déposé si la loi pénalisant la négation du génocide arménien était censurée. Le débat semble loin d’être clos.