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Les pêcheurs yéménites, l'autre cible des pirates

correspondant FRANCE 24 au Yémen – Les actes de piraterie dans le golfe d’Aden ne se limitent pas aux yachts de luxe et aux supertankers. Les pirates somaliens s'en prennent aussi aux petits pêcheurs yéménites, qui vivent désormais dans la peur des attaques.

La ville de Shihir aligne son bâti bancal face à la mer d’Arabie. La cité hadramie est la petite jumelle côtière d’Al-Mukalla la blanche, le grand port du sud-est du Yémen, situé à moins de 60 kilomètres de là.


A Shihir, on est pêcheur de père en fils. La mer y est l’unique horizon et "Qursân" (pirate) le maître-mot. Ce vendredi, jour de repos, les Dhow (voiliers traditionnels de la mer Rouge) sont retournés sur le sable. La lumière matinale se pose sur les écorces vives des bateaux de bois. Les pêcheurs frottent et grattent les coques, cicatrisent les blessures d’un enduit rouge métallique. Ils réparent les filets et classent les appâts. Enfants, adultes et plus vieux s’alignent pour faire glisser en cadence les lourdes embarcations dans les eaux.

Le port de Shihir dans l'Hadramaout, au sud du Yémen.

Salem Ahmed sillonne les mers depuis vingt ans. Il est l'un des capitaines de la compagnie de pêche Burum, gros employeur de Shihir. Au mois d’avril, lui et ses 28 membres d’équipage croisaient à moins de 50 milles nautiques du port pour une campagne de pêche au thon. En quelques minutes, neuf pirates armés ont pris d’assaut le bateau. "On est parti en direction des côtes somaliennes, sûrs de devenir des otages", explique le capitaine. Mais l’attention des pirates somaliens sera vite détournée par une proie bien plus prometteuse, car plus lucrative: le voilier français "Le Ponant". Les pirates laissent alors filer les pêcheurs, après avoir volé leurs six barques et siphonné le diesel. A la narration de cette histoire, l’équipage fait corps autour de son chef. Les marins résument ces quatre jours d’angoisse par un seul mot : la peur.

 
La peur, tout le monde la connaît, l’accepte et l’assume, même les plus aguerris au métier. "Ils ont tous pleuré", confie un marin en désignant du doigt ses collègues. "Moi aussi", finit-il par ajouter. Beaucoup ne repartiront plus en mer. "Les pirates ne craignent personne", avertit un marin. "Ce sont des fous, ils n’ont pas de pitié, ils tiraient tout le temps, on avait peur de mourir", poursuit-il.


"Avant, ils ne venaient pas si près", précise un pêcheur tout en chargeant des galets dans la cale de son bateau. "Aujourd’hui, nous savons que nous courrons un danger même en pêchant dans les eaux les plus proches, à 30 ou 40 miles des côtes. Un jour, ils ont même volé les bateaux au port, en plein nuit ", explique-t-il. Son doigt signe une virgule sur la gorge.


Au culot des pirates somaliens s’ajoute aussi, parfois, la complicité vénale de certains locaux, confient les pêcheurs. Certains n’ont pas hésité vendre à leurs bourreaux des bateaux aux moteurs très puissants et bien moins onéreux qu’à Dubaï, l’un des principaux point d’approvisionnement des bandes somaliennes. Un bateau peut alors se négocier 600 000 rials (2 400 euros), soit la moitié du prix au neuf. "Mais c’est terminé", jure un pêcheur consterné par ce business juteux, à moins qu’il ne se sente résolument coupable d’une faiblesse passagère. "Nous, les pêcheurs, on est solidaires maintenant",  affirme-il, entouré d’une dizaine de marins qui s’affèrent en silence à leurs besognes.

Omar Al-Habshi, le directeur général de la société Burum, demande de l’aide. Pas pour lui. Sa société est florissante, tournée vers le marché européen. "Mais pour tous ces pêcheurs indépendants de Shihir, soit plus d’un millier de personnes ", condamnés à la même peine : aller chercher leur seul revenu vers les côtes poissonneuses mais redoutées de la Somalie. Il rencontre leurs représentants syndicaux et noue le dialogue avec les autorités pour tenter d’organiser la riposte.

Car aujourd’hui, les combines ne suffisent plus. Pour travailler tranquillement le long des côtes somaliennes, des pêcheurs faisaient appel à la protection de chefs locaux. "En payant, je recevais l’autorisation de lancer mes filets une dizaine de jours dans un rayon de trente kilomètres", précise l’un d’eux. Son "parrain" lui assurait sa sécurité. Mais le pêcheur yéménite reste à la merci des rivalités entre bandes. L’accord peut alors aussi facilement voler en éclat qu’il a été aisé à conclure.

Abdu est président du syndicat des pêcheurs d’Aden et du Bab al-Mandeb, la Porte des larmes, le détroit qui relie l’océan Indien à la mer Rouge.

Le Bab Al-Mandeb, la Porte des larmes, détroit qui relie l'océan Indien à la mer Rouge, principal lieu de transit mondial du pétrole.

Il leur trouve du courage à ces "shaytan", "ces diables de là-bas". Depuis dix-sept ans, le chaos politique et sécuritaire enlise la Somalie dans la misère et la violence. "Dans la même situation, moi aussi je serais devenu un pirate", dit-il avec assurance. "La pêche yéménite est en péril", poursuit-il. La secteur constitue déjà la deuxième ressource du pays en devises étrangères après le pétrole, mais la Banque mondiale, dans un rapport de 2008, estime que la piraterie l’empêche de se développer.

Les pêcheurs du Yémen observent en victimes silencieuses les patrouilleurs de l’Otan faire la police dans le Golfe d’Aden et au large du Bab al-Mandeb. Ils raillent aimablement les gardes-côtes yéménites. Le service a cinq années d’existence, et bien peu de moyens. Les vedettes-armées ne peuvent s’aventurer au-delà d’un couloir maritime ridicule au regard de l’étendue qui s’offre aux nouveaux corsaires.

Sur un bateau des gardes-côtes yéménites à Aden.
 

Les autorités ont beau promettre le déploiement de 26 navires et de 1 000 soldats, la piraterie reste bien un business très lucratif, un pactole d’au moins 25 millions de dollars amassé depuis le début de l’année. "Les Somaliens voudront toujours plus. Et de toutes façons, qui se soucie de nous ?", lance un pêcheur, fataliste. Puis il lance son Dhow vers les côtes somaliennes, pour une campagne de pêche de trois semaines. La peur au ventre.


François-Xavier Trégan, le long des côtes yéménites, octobre 2008.