
Les salafistes libanais soutiennent ouvertement les opposants syriens et dénoncent l’attitude du gouvernement libanais, dominé par le Hezbollah. Ils appellent aussi les chrétiens à "prendre leur distance" à l’égard de Damas.
C’est sous bonne escorte que le sheikh Dai al-Islam al-Chahal se rend à la grande prière du vendredi. Un groupe d’hommes, dont plusieurs sont armés, l’attend au pied de son immeuble du quartier d’Abi Samra, à Tripoli (Liban). Fils de Salem al-Chahal, le fondateur du mouvement salafiste au Liban, il en est aujourd’hui la figure de proue.
Les yeux clairs, la barbe blanche, il dirige l’Association pour le conseil et la charité, qui œuvre essentiellement dans le domaine de l’éducation. "Le régime criminel de Bachar al-Assad n’a plus aucune légitimité, dénonce Dai al-Chahal. Les salafistes libanais apportent un soutien moral, politique et financier au peuple syrien. Nous fournissons aussi de la nourriture, des médicaments ou des vêtements aux réfugiés."
"Nous avons peur du Hezbollah"
Même barbe blanche, même quartier. Hassan al-Chahal est l’une des autres figures du mouvement." Hafez al-Assad, comme son fils Bachar [de confession alaouite, une branche du chiisme, ndlr], ont très mal traité les sunnites, que ce soit au Liban ou en Syrie, dénonce-t-il. Sur 10 musulmans, il y a 9 sunnites en Syrie. C’est à nous de prendre le pouvoir !"
Né au Liban en 1946, le courant salafiste, qui prône un retour à "l’islam des origines", s’organise autour d’une cinquantaine d’associations de charité et d’écoles religieuses, concentrées dans le nord du pays. Si leur mouvement reste d’ampleur limitée, les salafistes ont gagné en influence depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et le retrait des forces syriennes du pays, en 2005.
Ils sont aussi fortement impliqués dans la vie politique : les salafistes sont "au cœur des tensions sectaires grandissantes entre sunnites et chiites", écrivait dès 2008 Omayma Abdel-Latif, alors experte au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient.
A Qibbeh, un quartier pauvre situé à la périphérie de Tripoli, la prière se termine. À l’extérieur de la mosquée Hamza, une petite foule se rassemble derrière un pick-up où ont été entassés des haut-parleurs. Au centre du cortège, des Syriens qui disent avoir été victimes de la répression : l’un claudique sur ses béquilles, l’autre est en fauteuil roulant. Un troisième a le bras bandé.
Début août, ils ont été jusqu’à 700 à manifester en soutien aux opposants syriens. Ils ne sont plus que quelques dizaines à se mettre en marche, en scandant des slogans hostiles au président Assad. Tripoli, située à une quarantaine de kilomètres de la Syrie, est pourtant la deuxième ville du pays - et un véritable bastion sunnite.
"Si nous ne sommes pas plus nombreux, c’est parce que nous avons peur du Hezbollah et des services de renseignements, justifie une femme d’une cinquantaine d’années. Mais nous avons vécu 30 ans avec le système syrien, nous connaissons son degré de criminalité."
"Il n’y a pas un seul terroriste en Syrie !"
Zacharia al-Masri, l’imam de la mosquée Hamza, est lui aussi en bonne place dans le cortège. Au cours de son prêche, ce cheikh salafiste a une fois de plus dénoncé la répression meurtrière en Syrie. "Pour le moment, nous soutenons les Syriens de façon pacifique. S’ils choisissent l’option militaire, nous leur enverrons des hommes et des armes. Nous sommes prêts, mais nous respectons la volonté du peuple."
Si la majorité des salafistes libanais rejettent la violence, même les plus radicaux assurent que leur soutien aux opposants syriens n’est que pacifique. Même barbe blanche, même quartier d’Abi Samra : le Libanais Omar Bakri, considéré jusqu’en 2005 comme l’un des leaders du mouvement islamiste britannique, se définit comme un salafiste djihadiste. Contrairement à ce que répète Bachar al-Assad, il assure qu’il n’y a "pas un seul terroriste en Syrie".
"Nous sommes puissants au Yémen, en Somalie, nous contrôlons le terrain en Afghanistan, mais ce n’est pas le cas en Syrie ! Personne n’a appelé au 'jihad' ; Al-Qaïda soutient les révolutions arabes pacifiques. Un moudjahidine qui voudrait aller en Syrie y réfléchirait à deux fois car même les Syriens ne le soutiendraient pas."
Dai al-Islam al-Chahal accuse lui les alliés de Damas - "le Liban, l’Irak et l’Iran" - d’avoir envoyé leurs "assassins" en Syrie pour tenter de mettre un terme à la contestation.
Si la crise s’exporte au Liban en revanche, les sunnites pourraient alors prendre les armes. "Si les Syriens jouent la carte libanaise, comme lorsqu’ils font des incursions à Wadi Khaled ou Arsal [en territoire libanais, ndlr], les sunnites ne se laisseront pas faire, atteste Omar Bakri. Ils sont prêts à se battre."
"Écouter Haïfa Wehbé ou rencontrer Omar Bakri"
Réprimés pendant des décennies, comme l’ensemble des mouvements islamistes, les salafistes sont extrêmement minoritaires en Syrie. Au Liban, les représentants de ce mouvement tentent d’apaiser les craintes des minorités. À l’instar de l’Égypte ou de la Tunisie, les chrétiens notamment redoutent que les islamistes ne prennent le pouvoir si le régime Assad s’effondre. En septembre, le patriarche maronite Béchara Rai avait souhaité que l’on donne "plus de chance à Bachar al-Assad" pour mettre en œuvre des réformes.
"Si quelqu’un cherche à réprimer les chrétiens, je les défendrai moi-même", assure Dai al-Islam al-Chahal.
Selon Omar Bakri, même les "plus durs" des salafistes ont adopté l’idée d’une participation au processus politique. Il cite l’exemple de l’Égypte : "Les salafistes ont participé aux élections et accepté que les Frères musulmans l’emportent, assure-t-il. Nous ne voulons pas implanter un régime islamique par la force."
Il pointe toutefois les "graves erreurs" commises par le général Michel Aoun, l’allié chrétien du Hezbollah. Son courant a en effet pris parti pour le régime de Bachar al-Assad et condamné les fondamentalistes. "Les chrétiens libanais devraient savoir mieux que quiconque que nous pouvons coexister. Ici, on peut aller à la plage, écouter Haïfa Wehbé ou me rencontrer… La seule préoccupation des minorités devrait être de se distancer des dictateurs."
Une opinion partagée par Zacharia al-Masri : "Si les minorités ne participent pas à la conspiration du régime contre les sunnites, alors elles sont en sécurité. Si elles nous trahissent, alors c’est autre chose…"
Photo principale : des dizaines de sunnites manifestent leur soutien aux opposants syriens à Tripoli, dans le quartier de Qibbeh, après la grande prière. Crédit : Perrine Mouterde.