
L'écrivain ukrainien Andreï Kourkov lors d'une séance photo à Paris, le 17 mars 2018. © Joel Saget, AFP
Un troisième hiver glacial sous les bombes se profile pour l’Ukraine qui, malgré la résistance acharnée de ses troupes, a bien du mal à freiner la lente avancée de l’armée russe. Sur le front diplomatique, Kiev tente péniblement de faire entendre sa voix dans les négociations amorcées par Washington avec Moscou pour mettre fin à la guerre.
Dans cette période difficile, les artistes ukrainiens peuvent-ils jouer un rôle pour défendre l'indépendance et la liberté de leur pays ? Pour célébrer la culture de cette nation en guerre, la France a lancé "La Saison de l’Ukraine". Ce programme culturel intitulé "Voyage en Ukraine : la culture contre-attaque !", vise à mettre en lumière, à travers ses œuvres, l'histoire moderne du pays, qui demeure largement méconnue en Occident.
L'événement s'est ouvert le 1ᵉʳ décembre à Paris sous l’égide des premières dames Brigitte Macron et Olena Zelenska, en parallèle de la rencontre à l’Élysée entre le président ukrainien Volodymyr Zelensky et Emmanuel Macron.

Une cinquantaine de rencontres sont programmées jusqu’au 31 mars 2026 dans toute la France pour mettre en valeur la littérature, le cinéma, la musique ainsi que le patrimoine ukrainien. Pour en savoir plus sur l'état actuel de la société civile ukrainienne et de sa culture, le site de France 24 s'est entretenu avec l'auteur ukrainien Andreï Kourkov, l'un des écrivains les plus prolifiques et les plus célèbres de sa génération.
Comment la guerre, en cours depuis bientôt quatre ans, affecte-t-elle la culture et la littérature ukrainiennes ?
Andreï Kourkov : De plus en plus de personnalités culturelles sont tuées. L'une d'entre elles était l'artiste et poète Serhiy Naumenko, récemment décédé au front. Chaque jour, nous recevons des informations sur des personnalités culturelles tuées. La culture elle-même est également attaquée : un drone a frappé une bibliothèque ce week-end lors d'une attaque contre Vyshgorod, dans la banlieue de Kiev. Plus de 1 000 bibliothèques ont été détruites ou endommagées à travers l'Ukraine. Au début, des bénévoles ont essayé de les réparer, mais cela devient impossible. Des drones et des missiles explosent partout en Ukraine.
Très peu de romans sont écrits, il est presque impossible de se concentrer sur l'imaginaire : ce sont principalement des ouvrages non romanesques et de la poésie qui sont écrits. Pourtant, nous avons une nouvelle génération d'écrivains et de poètes. Bien sûr, ils écrivent principalement sur la guerre. Les grandes imprimeries, comme celles de Kharkiv et de Dergachi, près de Kharkiv, ont été détruites par la Russie. Les éditeurs ont désormais du mal à trouver une imprimerie pour leurs livres. C'est pourquoi de nombreux livres sont publiés avec du retard. Mais ils sont publiés !
Quel impact les artistes et ce type d’évènements peuvent-ils, selon vous, avoir sur la guerre en cours ?
La culture est le meilleur instrument pour informer les lecteurs, les intellectuels et le monde entier des réalisations artistiques et spirituelles d'une nation. La culture peut contribuer à maintenir l'intérêt pour ce qui se passe en Ukraine. Cependant, la culture seule ne peut pas gagner la guerre. Elle peut motiver la société civile : il existe un lien culturel fort entre l'armée et la société civile. Lors du lancement de l'événement "La Saison de l'Ukraine" au Théâtre de la Ville à Paris le 1ᵉʳ décembre, deux poètes qui combattent au sein de l’armée ont participé, via Zoom. Un autre exemple est celui d'un groupe de soldats sur la ligne de front, qui écrivent des poèmes haïkus et les partagent sur Facebook.
De nombreux romanciers sont devenus volontaires pour l'armée, comme le poète, romancier et essayiste ukrainien Andrij Liubka, qui a commencé à collecter des fonds pour l'armée il y a quatre ans. Il conduit lui-même des camions achetés pour ravitailler la ligne de front. Les artistes ukrainiens sont parvenus à jouer un rôle actif pour soutenir l'armée : lorsque vous vous rendez au vernissage d'une exposition, il s'agit souvent d'une collecte de fonds pour une unité d'infanterie ; lorsque vous allez à un concert, ils demandent souvent des dons pour du matériel et des équipements destinés aux soldats.
Les Ukrainiens ordinaires font confiance aux gens de culture. Si un politicien essayait de collecter des fonds pour l'effort de guerre, les Ukrainiens pourraient se montrer méfiants, car les politiciens font souvent des promesses qu'ils ne tiennent pas. Les écrivains ne promettent rien et ne sont généralement affiliés à aucun parti politique.
Étant vous-même l'un des écrivains les plus connus d'Ukraine, ressentez-vous une pression pour contribuer à l'effort de guerre ?
J'ai fait beaucoup : j'ai organisé l'un des premiers événements de collecte de fonds à Vienne, en Autriche, au Burgtheater de Vienne. J'ai collecté des fonds pour l'Ukraine avec des librairies londoniennes ; j'ai écrit sur l'invasion et j'en parle sans arrêt. J'aimerais qu'il y ait plus d'écrivains francophones en Ukraine. J'aimerais que la France entende davantage de voix ukrainiennes, davantage d'histoires sur la vie quotidienne pendant la guerre.
L'événement "La saison de l'Ukraine", intitulé "Voyage en Ukraine", est une invitation à voyager en Ukraine à travers l'imagination et les créations artistiques.

Pourquoi est-il important que le public français connaisse mieux la culture ukrainienne ?
Le problème avec la culture ukrainienne, c'est la façon dont elle est perçue à l'étranger. Elle n'est connue qu'à travers certains auteurs et certains livres ; c'est en découvrant ces livres que les gens ont appris à connaître l'Ukraine. Les Français connaissent beaucoup mieux la littérature russe, qu'elle soit classique ou moderne, que la littérature ukrainienne. La littérature classique ukrainienne n'a jamais été traduite en français et en anglais, de sorte que le public français n'a jamais pu se familiariser avec l'histoire ou la culture ukrainiennes. Or, il est très important de comprendre chaque phénomène culturel ukrainien – un livre, un film, un morceau de musique – en le replaçant dans son contexte historique, en comprenant l'époque à laquelle il a été créé et ainsi mieux comprendre le message de l'auteur.
L'Ukraine ne défend pas seulement son territoire, mais aussi son identité nationale, qui comprend sa langue, sa culture et son histoire. Il serait bien que le public français puisse considérer la culture ukrainienne comme un phénomène et pas seulement à travers un livre ou un auteur.
La Russie, en revanche, a investi massivement au cours des 35 dernières années dans la diffusion de sa culture : à travers des opéras, des expositions dans des musées, des ballets et des concerts de musique classique. Elle a toujours utilisé la culture pour promouvoir son influence diplomatique et neutraliser l'impact négatif de sa politique agressive. L'Ukraine, malheureusement, n'avait pas les moyens financiers de monter de grands projets à l'étranger. L'intérêt pour la culture ukrainienne a connu un regain après l'invasion russe en février 2022. Tout ce qui existait a été digéré. Mais l'intérêt est retombé en 2024, notamment en raison de l'autre guerre qui se déroulait à Gaza.
Quels sont pour vous les temps forts de ce festival ?
Les événements littéraires sont les plus passionnants, comme le festival Jardins d'hiver au centre culturel Champs Libres à Rennes. La littérature ukrainienne sera également mise à l'honneur à Marseille à travers des rencontres organisées entre les auteurs et le public. J'espère que "La Saison de l'Ukraine" se poursuivra en avril avec le Festival du Livre de Paris. Le public français devrait lire la littérature ukrainienne, écouter la musique ukrainienne et assister à des spectacles ukrainiens, et j’espère que cette tendance s’amplifiera durant les décennies à venir.
Article traduit de l'anglais par David Rich. L'original est à retrouver ici.
