logo

La mort d'Anwar al-Awlaqi dans une attaque aérienne américaine au Yémen pose la question de l'instrumentalisation de la lutte anti-terroriste par un régime en proie à la contestation. Interview avec l'anthropologue Franck Mermier.

L’imam radical Al-Awlaqui a été tué vendredi au Yémen dans une attaque aérienne américaine. Cela est-il révélateur de l'état des relations entre les États-Unis et le Yémen, dans le contexte de crise intérieure que connaît le régime d’Ali Abdallah Saleh?

Franck Mermier : La répression sanglante du régime du président Saleh à l’égard de l’opposition, ainsi que le refus de Sanaa de signer, le 21 mai 2011, l’accord de sortie de crise proposé par les pays du Golfe, a poussé les États-Unis à prendre leurs distances avec le Yémen. Hillary Clinton [secrétaire d’Etat américaine, ndlr] avait alors émis de vives critiques à l’égard du régime de Sanaa. Mais cette prise de distance critique n’empêche pas les Etats-Unis de continuer en sous-main à compter sur Saleh pour lutter contre le terrorisme. Il est tout à fait possible que les rapports étroits entre les services sécuritaires américains et yéménites persistent.
Les deux pays ont développé des liens sur la base d’un contrat pour lutter contre la présence d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), groupe qui s’est créé au Yémen en 2009. Les Etats-Unis ont subventionné des unités anti-terroristes yéménites pour combattre la présence d’Al-Qaïda dans la région. Par ailleurs, le fils aîné de Saleh, Ahmed, a été formé aux Etats-Unis avant de retourner dans son pays et devenir le chef de la Garde républicaine. Si c’est effectivement un drône américain qui a tué Al-Awlaqui, ce ne serait pas la première fois que les Etats-Unis conduisent des attaques aériennes sur le territoire yéménite.
En aidant et en formant des membres de la sécurité yéménite, les Etats-Unis ont fait un pari sur l’avenir. Même si les Etats-Unis prônent la modération et demandent le départ de Saleh, leur priorité reste la lutte contre le terrorisme .
Brandir la carte du terrorisme est-il un moyen pour le régime de Saleh de se réhabiliter sur la scène internationale et d’éviter un scénario libyen ?
F.M. : La carte terroriste fait partie d’une stratégie de communication du régime. La lutte antiterroriste est l'argument que Saleh brandit à chaque fois qu’il est en mauvaise posture politique.
En se portant garant de la lutte anti-terroriste au Yémen, le président Saleh assure ses arrières. Cela lui permet de continuer à percevoir des subsides militaires et financiers des pays riverains, de l’Arabie saoudite notamment et des Etats-Unis. Le Yémen ne peut plus se draper dans sa soi-disant vertu démocratique après la répression qu’il a fait subir aux opposants. De plus, le régime est corrompu, on peut même le qualifier de cryptocratie et cela a suscité des réserves saoudiennes.
C’est également un moyen pour lui de criminaliser l’opposition en lui inventant des liens avec Al-Qaïda. Mais attention, c’est une propagande fallacieuse du régime : l’argument a été brandi contre des groupes libéraux qui n’ont rien à voir avec la rhétorique islamiste de l’Aqpa.
Qu’est-ce qui explique que le Yémen soit devenu une base d’Al-Qaïda dans la région ?
F.M. : En 2009, les militants islamistes saoudiens et somaliens se sont infiltrés au Yémen et se sont alliés à leurs homologues yéménites pour créer l’Aqpa. Le vide sécuritaire dans de nombreuses régions du pays favorise la prolifération de groupes armés, et pas seulement d'Al-Qaïda. Lorsqu’on parle d’Al-Qaïda, il s’agit en fait d’une marque de franchise mais on ne sait en réalité pas quelle réalité elle recouvre.
Par ailleurs, si Al-Qaïda représente un danger, le réseau a aussi, comme nous l’avons dit avant, un effet positif pour le régime qui peut ainsi l’instrumentaliser. De nombreux observateurs accusent donc Saleh de laisser l'organisation s’implanter dans le sud, comme dans la région de Zinjibar, tombée aux mains des Partisans de la charia [un groupe lié à Al-Qaïda, ndlr] en mai dernier.
La crise actuelle a-t-elle favorisé la prolifération des groupes armés au Yémen ?
F.M. : On peut imaginer qu’ils vont profiter du chaos sécuritaire pour occuper de nouveaux territoires. En ce moment, l’armée yéménite est mobilisée sur différents fronts - celui de la répression notamment -, mais si elle était plus disponible, il est probable qu’elle aurait circonscrit le problème, comme elle a finit par le faire à Zinjibar.
Les groupes armés existaient bien avant le mouvement de février. Avant cette crise, il y avait déjà une agitation sociale forte dans les provinces du sud et l’armée avait engagé des opérations répressives et violentes bien avant 2011. L’Etat ne contrôle pas l’ensemble de son territoire et il y a toujours eu des zones éloignées qui ne bénéficient ni de la sécurité ni du soutien du gouvernement. D’où cette acrimonie et cet état de guerre larvée qui a favorisé la multiplication de ces groupes.

Franck Mermier est anthopologue à l' Institut français du Proche-Orient. Il a notamment dirigé les ouvrages collectifs "Le Yémen contemporain", Paris, Karthala, 1999 et "Sanaa hors les murs. Une ville arabe contemporaine", Tours, CFEY/URBAMA, 1995.