
Dans les rangs des rebelles se trouvent des combattants islamistes farouchement opposés, depuis longtemps, au Guide suprême. Pourtant, ce dernier semble vouloir semer la zizanie du côté du CNT en prenant contact avec ses ennemis d'hier.
Il s’agit manifestement d’un bouleversement, mais il a été accueilli non sans scepticisme. Ou comment une information permet d’exposer des faits peu connus du grand public sur un des alliés qui a depuis quelques mois toute la confiance de la communauté internationale.
Dans un entretien accordé au New York Times, Seïf al-Islam, le fils du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, a en effet révélé que Tripoli était en train de nouer des alliances avec des islamistes radicaux qui, à l'heure actuelle, sont dans les rangs des rebelles.
La mort du général a été suivie par une vague d'explications souvent contradictoires par les rebelles du Conseil national de transition (CNT). Alors que certains responsables avaient accusé une "cinquième colonne" formée de loyalistes de Kadhafi d'être à l'origine de cet assassinat, le ministre rebelle du Pétrole, Ali Tarhouni, a déclaré de son côté aux journalistes que Abdel Fattah Younès avait été tué par des éléments "félons" de la brigade d’Ibn Abou Obeida al-Jarah.
"La structure militaire des rebelles libyens est composée de deux éléments", explique-t-il au cours d'un entretien téléphonique avec FRANCE 24. "Il y a des soldats professionnels dans l'Armée de libération nationale, dont le général Younès était le commandant suprême. La brigade d’Ibn Abou Obeida al-Jarah n’en fait pas partie, il s’agit plutôt de "révolutionnaires indépendants"".
Noman Bentoman est un ancien commandant d’Al-Jama'a al-Islamiyyah al-Muqatilah bi-Libya (Groupe islamique de combat en Libye, ou GICL), un groupe djihadiste apparu dans les années 1990 et créé par des Libyens qui ont combattu les Soviétiques en Afghanistan. De retour en Libye, ils avaient mené une violente insurrection contre le régime de Kadhafi.
D’après Noman Bentoman, le GICL s’est auto-dissout en août 2009, avant de réapparaître en marge du soulèvement actuel sous une nouvelle appellation : Al-Haraka Al-Islamiya Al-Libiya Lit-Tahghir, ou Mouvement islamique libyen pour le changement. Beaucoup de dirigeants et de membres de ce nouveau groupe ont rejoint les rebelles libyens, estime-t-il.
"Nous savons pertinemment que des islamistes se battent dans les rangs des rebelles", confirme Barak Barfi, chercheur au sein de la New America Foundation, à Washington DC. Ce dernier s’est rendu en Libye dès le mois de mars pour mener des recherches sur le conflit. "Il est aussi évident que, dès le départ, les Européens ne savaient pas à qui ils avaient affaire. [Le président français Nicolas] Sarkozy et [le Premier ministre britannique David] Cameron ne connaissaient pas les gens qui sont sur le terrain", déclare-t-il.
Noman Bentoman partage l'opinion de Barak Barfi. "Y a-t-il des islamistes et des djihadistes en Libye? Oui, bien sûr", affirme-t-il. "Mais ils utilisent le terme "djihad" dans le sens d’une "guerre juste" pour leur patrie, et non pas dans le sens d’une croisade transnationale".
La plupart des membres du Mouvement islamique libyen pour le changement se battent avec les rebelles libyens dans le cadre du CNT, selon Noman Bentoman "Ils acceptent l'idée de voir émerger un nouveau régime démocratique en Libye et se sont adaptés au nouvel environnement et aux défis du pays", analyse-t-il.
Les revirements dans la vie d'un combattant peuvent parfois être spectaculaires, au point de voir parfois de vieux ennemis d'hier combattre côte à côte tandis que d’anciens alliés peuvent se retrouver face à face sur une ligne de front. Au cours des derniers mois, les responsables américains ont reconnu qu'un ancien détenu de la base de Guantanamo Bay, autrefois considéré comme un ennemi, était devenu un allié. Enfin, en quelque sorte.
Abou Soufiane Ibrahim Ahmed Ben Hamuda Qumu, un ancien militant du GICL capturé au Pakistan après le 11 septembre et détenu à Guantanamo jusqu'à sa libération en 2007, a en effet rejoint les rangs des rebelles libyens, selon des médias américains. En avril dernier, le New York Times a révélé que cet islamiste dirigeait désormais la brigade de Derna.
Un autre Libyen, Abdul-Hakim al-Hasadi, a reconnu avoir opéré en Afghanistan et au Pakistan jusqu'à l'invasion américaine de 2001. Il appartient également à la brigade de Derna, dont le nom officiel est la "brigade des martyrs d'Abou Salim", du nom de la tristement célèbre prison d'Abou Salim à Tripoli, qui fût le théâtre d'un massacre en 1996.
Derna, une ville abandonnée située à l'est de Benghazi, est réputée pour être un foyer de résistance islamique depuis les premières heures de la lutte anticoloniale contre les Italiens. Après le retrait soviétique d'Afghanistan en 1989, un certain nombre de combattants originaires de la ville sont rentrés chez eux pour organiser un soulèvement contre le régime de Kadhafi dans les années 1990. Le dirigeant libyen avait réussi à mater brutalement l’insurrection de ces "Afghans libyens". Mais Derna a dû payer les pots cassés et a écopé d'une punition collective. Résultat : une série de mesures draconiennes visant à intimider et à soumettre ses habitants.
Suite à cette vague de répression, plusieurs combattants du GICL sont retournés en Afghanistan, alors sous le joug des Taliban, où une poignée de Libyens - comme Abou Yahya al-Libi – est parvenue à grimper au sommet de la hiérarchie d'Al-Qaïda.
Après l'invasion américaine de l'Irak, en 2003, Derna a attiré l'attention des experts antiterroristes occidentaux. En effet, après avoir étudié une série de 600 attentats suicides, il a été démontré qu’un nombre important de kamikazes étaient originaires de cette petite ville méditerranéenne d'environ 100 000 âmes. Une contribution bien supérieure à de grandes métropoles arabes qui abritent plusieurs millions de personnes.
Aujourd’hui, Derna est parfaitement consciente de sa notoriété de vivier islamiste. Les journalistes étrangers qui visitent la ville sont accueillis par une banderole soigneusement imprimée en anglais: "Nous refusons d'être assimilés à Al-Qaïda et à d’autres groupes terroristes".
Dans le passé, le GICL était considéré comme un groupe affilié à Al-Qaïda, ce qui lui vaut aujourd’hui encore d’apparaître sur la liste des organisations terroristes du Département d'Etat américain. Mais un certain nombre de ses anciens membres, dont beaucoup vivent au Royaume-Uni, assurent qu'ils ont rompu tout lien avec Al-Qaïda.
Si la plupart des experts reconnaissent que le nouvel avatar de feu le GICL n’a pas de liens avec la nébuleuse terroriste, on ignore si les autres factions combattant sous l'égide du CNT ont eux aussi rompu, tempéré ou recyclé leurs idéologies islamistes.
Dans la région de la Cyrénaïque, où l'islam a toujours été le cri de ralliement contre toutes sortes d'oppression - de la lutte anticoloniale au soulèvement anti-Kadhafi - les combattants islamistes sont considérés comme des patriotes par la population locale.
"Le CNT était conscient de la situation et de sa dangerosité. L'assassinat du général Younès le lui a rappelé ", analyse Noman Bentoman. "Le CNT a tenté à plusieurs reprises de placer tous les combattants sous son contrôle. Ils ont créé ce qu'on appelle un "saraha al-thuwar", ou un "commandement unifié pour tous les révolutionnaires". Mais si certaines brigades ont accepté de coopérer avec le CNT, d'autres ont refusé", poursuit-il.
Cela ne présage rien de bon pour la rébellion ni pour la communauté internationale acquise à sa cause. Les déclarations de Seïf al-Islam étaient clairement destinées à semer la discorde et à créer un climat de suspicion dans les rangs des rebelles.
Dans son entretien accordé au New York Times, le fils du dirigeant libyen a affirmé qu'il négociait avec Ali Sallabi, un important chef religieux de l'est de la Libye, qu’il a qualifié de "véritable chef" des rebelles.