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En visite en France, la ministre rwandaise des Affaires étrangères n’a pas pu rencontrer son homologue français mardi. Problème d'agenda ou signe des tensions persistantes entre Alain Juppé et Kigali ? Tentative d'explication.

En visite de travail à Paris, la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikawabo, aura dû se contenter, mardi, d’un entretien avec Henri de Raincourt, le ministre français de la Coopération. Son homologue français n’a pas pu la rencontrer parce que son agenda "ne le permettait pas", ainsi que l’a déclaré Bernard Valero, le porte-parole du Quai d'Orsay.

Les tumultueuses relations franco-rwandaises

Avril 1994. L’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, est abattu avant son atterrissage à Kigali. Cet assassinat déclenche les massacres à grande échelle des Tutsi du Rwanda et des opposants hutus au régime, accusés d’être les responsables de l’attentat. Alain Juppé est alors ministre français des Affaires étrangères. La France et la Belgique interviennent pour faire exfiltrer du Rwanda leurs ressortissants ainsi que quelques membres de la famille du président assassiné.

Deux mois plus tard débute l’opération “Turquoise”. Sur proposition de la France, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise une intervention militaire au Rwanda, alors que les massacres se poursuivent et que les Forces patriotiques du Rwanda (FPR), rébellion conduite par Paul Kagame, avancent vers Kigali. Les rebelles accusent alors la France de vouloir sauver le “régime génocidaire”.

À leur arrivée au pouvoir, les FPR n’hésitent pas à rompre les relations avec Paris, reprochant à la France d’avoir soutenu les milices responsables du génocide. La brouille diplomatique va perdurer jusqu’en 2009, avec un début de normalisation des relations initiées par le président français, Nicolas Sarkozy, son ministre des Affaires étrangères d'alors, Bernard Kouchner.

Contretemps ou prétexte, ce manqué ne peut que rappeler les rapports tumultueux entre le chef de la diplomatie française et les autorités rwandaises. Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), en charge de l’Afrique, revient sur l’incidence du retour d’Alain Juppé au Quai d’Orsay dans le processus de normalisation des relations entre Paris et Kigali.

FRANCE 24 - La ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, a été reçue mardi par le ministre français en charge de la Coopération et non par son homologue, Alain Juppé. S’agit-il, selon vous, d’une simple "question d’emploi de temps" comme annoncé au Quai d’Orsay ?

Philippe Hugon - C’est une crise historique qui est encore non réglée. Il faut remonter au génocide rwandais de 1994 pour en trouver quelques éléments d’explication. D’un côté, les autorités rwandaises ont toujours reproché à la France d’avoir apporté un appui au régime de Juvénal Habyarimana [le président rwandais tué le 6 avril 1994 à bord de l’avion qui le ramenait à Kigali, sa mort est considéré comme l'élément déclencheur du génocide, NDRL] et de l’autre, la France n’a jamais écarté l’hypothèse d’une responsabilité de Paul Kagame, l’actuel président du Rwanda, dans ce génocide.

F24 - Pourtant, depuis 2010, les deux pays ont manifesté une certaine volonté de normaliser leurs rapports bilatéraux ?

P. H. - Il existe encore d'importantes controverses sur ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda. Le débat aujourd’hui est celui de savoir s’il y a eu un génocide ou deux génocides rwandais, notamment avec les représailles et les massacres des réfugiés hutus dans la région congolaise du Kivu par les troupes de Paul Kagame.

C’est donc un problème de mémoire qui nécessite l’établissement clair des responsabilités des uns et des autres. C’est pourquoi, malgré la normalisation des rapports entre la France et le Rwanda entamée par Bernard Kouchner et Nicolas Sarkozy [lors de sa visite de février 2010 à Kigali, le président français avait reconnu même une “erreur d’appréciation” de la France dans le génocide de 1994],la plupart des personnalités des gouvernements français de l’époque, notamment Hubert Védrine et Alain Juppé, n’ont jamais cessé de considérer qu’il y a une part de responsabilités des actuels dirigeants rwandais.

F24 - Cette position ne contraste-t-elle pas avec le processus de normalisation en cours entre les deux pays ?

P. H. - Tout en étant un ministre compétent dont la nomination au Quai d'Orsay ne peut être remis en cause, Alain Juppé n’est pas l’homme adéquat de la normalisation des relations entre la France et le Rwanda. Les autorités rwandaises soutiennent toujours qu’il aurait une responsabilité lors des massacres des Tutsi lors du génocide de 1994, alors qu’il était, comme aujourd’hui, ministre des Affaires étrangères. Et inversement, il considère que le régime de Paul Kagame serait également impliqué dans ces massacres.

Toutefois, sa présence à la tête de la diplomatie française ne bloquera pas outre mesure le processus de normalisation engagée entre les deux États. La France, à travers Nicolas Sarkozy, a opté pour le réalisme politique en maintenant ce rapprochement avec le Rwanda. Mais la normalisation ne doit pas occulter le travail de mémoire qui doit aussi se poursuivre afin de dégager toute la vérité du génocide rwandais.