Plus de 1 100 spectacles, près de 970 compagnies : comment une troupe présente à Avignon peut-elle tirer sa carte du jeu dans la jungle du festival off ? Voici quelques conseils glanés dans les rues de la cité papale...
Racoler dans la rue
C'est le jeu incontournable du festival off, ce qui fait la réputation et le charme d'Avignon : le ramdam dans les rues et sur les terrasses des cafés, autrement appelé "la parade".
Une troupe s'arrête devant des festivaliers attablés à l'ombre d'un arbre, gratte trois accords de guitare, et entonne "Dominique nique nique". Les garçons chantent, les filles enlèvent leur robe et s'affichent en maillot de bain. Le spectacle n'a finalement rien à voir avec Sœur Sourire, la chanteuse à cornettes, ou avec un Sofitel new-yorkais au mois de mai... Mais la chanson a fait son effet durant deux bonnes minutes. Avec un brin de strip-tease, des costumes grotesques, ou des voix remarquables, l'effet racoleur incite les festivaliers à lever le nez de leur programme.
Pourtant, toutes les troupes ne peuvent pas se prêter à ce jeu là. Celles qui montent un spectacle intimiste auront du mal à rivaliser avec des troupes d'opéra-bouffe ou de cabaret.
En outre, tous les comédiens n'ont pas le temps de déambuler dans la rue. Certains jouent dans deux pièces différentes dans la même journée. Et beaucoup préfèrent ne pas s'épuiser dans la rue pour garder leur énergie pour la scène. Pour se rendre tout de même visible au milieu du grand raout, une troupe a eu l'ingénieuse idée d'exhiber une vidéo sur un iPad qu'elle fait circuler entre les tables des bistrots. Une minute de spectacle montée comme une bande-annonce de film, et le "teaser" fait son effet.
Distribuer au minimum 200 tracts par jour
Même après une parade réussie dans les rues, il faut passer par la case obligatoire du tractage. Les festivaliers se retrouvent ainsi en fin de journée avec des dizaines de petits prospectus en main et piochent dedans lorsque leur emploi du temps présente un creux.
L'art du tractage est complexe. Il existe le tractage de masse et le tractage personnalisé, qui se fait à la sortie d'une représentation sélectionnée pour les affinités potentielles de ses spectateurs avec son propre spectacle. Nolwenn Decouensnongle, chargée de diffusion, tracte pour la pièce "Ex-Voto", écrite par Xavier Durringer. Elle se place devant l'entrée du lieu où se déroule le one man show de l'humoriste Didier Porte - "Je sais que c'est à peu près le même public", explique-t-elle - et à la sortie d'une autre pièce de Durringer ("Une envie de tuer sur le bout de la langue") "pour attirer les spectateurs curieux de voir plusieurs pièces d'un même auteur".
Savoir bien tracter, c'est aussi avoir un discours tout prêt qui donne en trois phrases les éléments-clés du spectacle et crée une envie chez le festivalier. "Je vais insister sur le côté 'univers rock' auprès des ados, sur le côté 'auteur à texte' chez les intellos, poursuit Nolwenn Decouensnongle. J'ai mis deux ou trois jours pour trouver mes mots à moi, mais maintenant je suis rôdée."
Il n'en reste pas moins que le tractage est épuisant. "Je n'y passe pas plus de deux heures par jour", estime Nolwenn. Et passé le milieu du festival, la salle doit être pleine. Pour elle, "après, c'est le bouche-à-oreille qui compte".
Attirer à son spectacle les personnes importantes
Il y a trois publics à pêcher : les journalistes qui pondront un article et feront connaître le spectacle ; les programmateurs qui feront venir le spectacle dans leur salle en France ou à l'étranger pendant l'année ; et, enfin, une foule d'anonymes en mesure de rassurer le programmateur et/ou le journaliste sur la popularité du spectacle, de faire la réputation de la pièce par le bouche-à-oreille et, surtout, de remplir les caisses.
Le plus sûr moyen d'y parvenir est d'embaucher un(e) chargé(e) de diffusion. Il faut débourser au minimum 2 000 euros pour avoir accès au carnet d'adresse de l'un(e) d'entre eux (elles) qui soit un minimum chevronné. Olivia Peressetchensky remplit ce rôle pour le spectacle intitulé "Quand m'embrasseras-tu ?", sur des poésies de Mahmoud Darwich. Elle possède un fichier de 1200 noms de programmateurs de scènes musicales et de théâtre et fait ce travail de chargée de diffusion depuis 10 ans. "Il faut ne défendre que les spectacles qui nous donnent vraiment envie. Parce qu'une fois à Avignon, il faut être prêt à s'investir à fond, relancer les programmateurs, installer une confiance", affirme-t-elle. Les bons chargés de diffusion parviennent à faire venir une centaine de programmateurs aux spectacles dont ils s'occupent.
Les troupes qui ont une trésorerie confortable partent également à la pêche aux journalistes en embauchant un(e) chargé(e) des relations presse. Avoir un spectacle labellisé "choix de la semaine dans Télérama", ça aide.
Choisir une salle correspondant au spectacle
Chaque salle du off a ses spécialités : cabaret, comédie, textes classiques, cirque, enfants, troupes internationales. Le théâtre des Béliers programme des pièces de comédies sociales ("Les Monologues du vagin", "Chair de poules", hommage à Gainsbourg, etc.), tandis que le Collège de la Salle propose aussi bien l'humoriste Didier Porte qu'un chœur gospel venu de Soweto et des spectacles pour 18 mois-3 ans...
Les festivaliers qui ont de l'expérience - et les habitués d'Avignon sont nombreux - jugent les spectacles en fonction de la notoriété de la salle. Le catalogue du festival, épais de 396 pages, est d'ailleurs classé par salles, et non par genre ou par spectacle. Quand le lieu vient de se créer, tel le Girasole, les troupes doivent particulièrement rivaliser d'ingéniosité pour se faire connaître.
Une salle comme la Manufacture, connue pour programmer des auteurs contemporains, parvient également à attirer le public dans une salle située en dehors d'Avignon - la Patinoire -, accessible par navette. A priori, il faut être très motivé pour prendre un autobus pour voir un spectacle du off. Le succès est pourtant au rendez-vous de "LIFE : RESET / Chronique d'une ville épuisée", de Fabrice Murgia, programmé tous les matins à 10h45, dans la salle de la Patinoire. Dans ce cas, le bouche-à-oreille entre festivaliers a produit son effet....
Pour décrocher la salle idéale, il faut s'y prendre dès septembre. En janvier ou février, certaines troupes peuvent encore espérer bénéficier des désistements de dernière minute, ou d'un coup de cœur du programmateur.
Éviter la faillite
La plus grosse dépense d'une troupe est la location de la salle. Il faut être prêt à débourser entre 5 000 et 90 000 euros, selon sa capacité d'accueil (entre 50 et 250 places), les frais de matériel, de billetterie, d'éclairage, etc.
Il faut ensuite négocier la location d'un logement pour toute la troupe et payer un régisseur. Les troupes à gros budgets rémunèrent des personnes qui tractent, un agent de distribution... Mais la plupart des petites troupes s'en privent, faute d'argent.
"Au fur et à mesure du festival, on découvre tout ce qu'il aurait fallu dépenser pour mettre toutes les chances de notre côté", avoue Emmanuelle Zagoria, une jeune Australienne, qui se produit pour la première fois à Avignon avec "La mauvaise voie", une comédie musicale qu'elle a coécrite (au théâtre la Tâche d'Encre). "On découvre aussi qu'il y a des horaires de spectacle plus avantageux que d'autres, des moments plus propices à la parade... On découvre tout !"
À l'exception des productions bénéficiant d'une tête d'affiche notoire ou des chanceuses qui ont décroché un financement public (Drac, conseil général, etc.), les troupes savent qu'elles vont repartir d'Avignon avec des finances dans le rouge.
Exemple : un spectacle de clown investit 13 000 euros dans la location de la salle, finance les services d'une boîte de production et d'une attachée de diffusion, rémunère au cachet des étudiants qui tractent. Cela revient à un budget global de 50 000 euros. Il restera forcément 20 000 euros à éponger à la fin du festival, "même si nous faisons salle pleine tous les jours", confie l'attachée de diffusion. "Il faut vendre au moins 10 dates à des programmateurs pour que les finances soient à l'équilibre."