Les deux avocats défendent Laurent Gbagbo dans le bras-de-fer qui l'oppose à la communauté internationale. Mais Vincent Hugeux, spécialiste des réseaux France-Afrique, revient sur leur parcours et voit plutôt en eux des "sorciers blancs".
Le 3 janvier, à son retour d'Abidjan, où Laurent Gbagbo l'avait appelé pour défendre sa
cause face à une communauté internationale unanimement rangée derrière Alassane Ouattara, Jacques Vergès n'a pas boudé son plaisir, multipliant les sorties anticolonialistes : "Nous voulons dire aux autorités françaises, n’oubliez pas le Vietnam (…). Si vous attaquez la Côte d’Ivoire comme vous voulez le faire, ce sera votre tombeau". De son côté, Roland Dumas, lui aussi engagé par Laurent Gbagbo, a annoncé la publication prochaine d’un ‘livre blanc’ destiné à faire la lumière sur les fraudes électorales commises durant le vote, et appelé à un recomptage des voix.
Mais les deux ténors n'en sont pas à leur coup d'essai, explique à France24.com Vincent Hugeux, journaliste à l'Express et grand connaisseur de la Côte d’Ivoire. Dans "Les Sorciers blancs – Enquête sur les faux amis français de l’Afrique" (Fayard, 2007), il explique comment Roland Dumas et Jacques Vergès ont toujours su conseiller les autocrates africains pour de confortables honoraires. Deux avocats à ranger dans la catégorie des "sorciers blancs" : des conseillers occultes qui "prétendent servir le continent et se servent de lui pour mieux doper leur ego, leur carrière ou leur compte en banque".
Congo : en 1967, il défend Moïse Tshombé, sécessionniste congolais soupçonné d’avoir participé à l’assassinat du leader indépendantiste Patrice Lumumba.
Togo : l’autocrate Gnassingbé Eyadéma le charge en 1999 de porter plainte contre Amnesty International, auteur d’un rapport accablant sur les droits de l’Homme dans la République togolaise.
Mali : Jacques Vergès défend le président Moussa Traoré, condamné pour ‘crime de sang’ (1993) puis ‘crime économique’ (1999).
Gabon : le président Omar Bongo porte plainte avec deux autres chefs d’État (le Tchadien Idriss Déby et le Congolais Denis Sassou Nguesso) contre le livre "Noir Silence", écrit par François-Xavier Vershave, de l’association Survie. Défendus par Vergès, ils sont déboutés en 2002.
Côte d’Ivoire : Jacques Vergès défend Alassane Ouattara à l’époque où sa nationalité ivoirienne est contestée, puis est mandaté par le putschiste Robert Gueï pour enquêter sur des avoirs ivoiriens supposément détournés par l’ancien président Henri-Konan Bédié (2000). Il rédige pour Laurent Gbagbo un rapport sur les exactions des Forces nouvelles au nord du pays (2005).
Congo-Brazzaville : dans l’affaire du Beach (des opposants assassinés pendant la guerre civile de 1998), Jacques Vergès défend un général congolais dont la responsabilité est dénoncée par la Ligue des droits de l’Homme (2005).
France24.com - Un chapitre de votre ouvrage parle de ces "drôles de pèlerins" français qui viennent prodiguer toutes sortes de conseils aux chefs d’État africains. Quand on observe l’escapade à Abidjan de Me Dumas et Vergès, s’agit-il là aussi d’un "drôle de pèlerinage" ?
Vincent Hugeux - Totalement, c’est un pèlerinage à la fois insolite et prévisible. Insolite parce qu’on ne peut pas s’empêcher d’évoquer la dimension pathétique du voyage de Roland Dumas et Jacques Vergès à Abidjan, deux avocats qui finalement viennent se réchauffer au soleil des médias. Prévisible aussi, car l’engagement de Dumas et Vergès auprès de Laurent Gbagbo ne date pas d'hier.
F24 - Vous affirmez qu'ils ont tous deux conseillé Laurent Gbagbo à un moment critique de son premier mandat.
Vincent Hugeux - Ce n’est pas la première fois que Dumas et Vergès sont sollicités et écoutés par Laurent Gbagbo. En novembre 2004, des soldats français de la force Licorne ouvrent le feu sur une foule ivoirienne et tuent plusieurs manifestants à proximité de l’hôtel Ivoire, à Abidjan. Laurent Gbagbo a envisagé un temps d’attaquer la France en justice et fait appel à deux avocats : Roland Dumas et Jacques Vergès. Il fait venir Dumas à Abidjan à grands frais pour une ‘consultation juridique’ dont il n'avait nul besoin. C’est une prise de guerre symbolique, il s’agit tout de même d’un ancien ministre des Affaires étrangères (1988-1993) et ancien président du Conseil constitutionnel (1995-2000) !
Quant à Jacques Vergès, il est sollicité par Laurent Gbagbo en 2005 pour rédiger un rapport d’enquête sur les massacres perpétrés par les Forces nouvelles (rébellion) au Nord du pays, qui sera ensuite édité. Un journal satirique a avancé comme salaire le chiffre de 140 000 euros.
F24 - Jacques Vergès a dénoncé une intervention française néo-colonialiste en Côte d’Ivoire, notamment sur notre antenne. Que vous inspirent ses déclarations ?
Vincent Hugeux - Disons que ce qui compte pour lui, c’est avant tout d'être sur le devant de la scène, c’est l’envie d’exister. Son refrain anticolonialiste est d’autant plus difficile à croire que Jacques Vergès doit une partie de sa fortune à des potentats africains. À l’ancien président malien Moussa Traoré par exemple, ou encore au président togolais Eyadéma (voir encadré).
F24 - Que sont réellement Dumas et Vergès pour Laurent Gbagbo, des avocats ou plus que cela ?
Vincent Hugeux - Ce sont bien plus que des avocats ! Leur compétence juridique n’est pas le plus important pour Laurent Gbagbo. Ce n’est pas un hasard si Roland Dumas, ancien président du Conseil constitutionnel français, a été engagé, quand on sait que le Conseil constitutionnel ivoirien a avalisé l’élection du président sortant. Son statut dans la vie politique française fait que cette intervention en Côte d’Ivoire est gênante, et même plus, consternante. Mais c’est aussi cela qui fait sa valeur aux yeux de Gbagbo.
F24 - À lire votre ouvrage, la quasi-totalité des chefs d’État africains ont frayé avec ces "sorciers blancs". Qu'en est-il d’Alassane Ouattara ?
Vincent Hugeux - Ouattara veille lui aussi sur son image et la promotion de celle-ci. Il a fait appel pour sa campagne présidentielle à un cabinet de communication français connu pour travailler avec des chefs d’État africains [Patricia Balme Communication International]. Rappelons enfin que lui aussi a engagé Jacques Vergès comme avocat en 1999-2000, lorsque le camp Gbagbo mettait en doute sa nationalité ivoirienne !
En raison de la violence ou du caractère injurieux de certains propos postés sur cette page, FRANCE 24 a décidé d'en fermer provisoirement les commentaires.