Quelles seront les conséquences de la publication par WikiLeaks de documents confidentiels américains sur la diplomatie mondiale ? Éléments de réponse avec l'ancien ambassadeur Jean-Christophe Rufin et le diplomate Maxime Lefebvre.
Les révélations de WikiLeaks sur les dessous de la diplomatie américaine seront-elles "le 11-Septembre de la diplomatie mondiale", comme le prédisait dès dimanche le ministre italien des Affaires étrangères, Franco Frattini ?
Pour Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur de France au Sénégal, la publication de ces documents aura des conséquences immédiates pour les diplomates en poste et leurs interlocuteurs, "qui ne parleront plus" aux Américains.
Je ne pense pas que l'impact de ces révélations soit considérable
Maxime Lefebvre, diplomate
Maxime Lefebvre, diplomate, professeur de relations internationales à Sciences Po et auteur de "La diplomatie. Les dessous des relations entre États", relativise toutefois l'impact de ces révélations. Il estime qu'elles provoqueront "quelques secousses" en matière de protection des informations diplomatiques et des "mises au point" entre certaines capitales, mais pas de véritable bouleversement.
France24.com : Ces révélations vont-elles provoquer un séisme au sein de la diplomatie mondiale ?
Maxime Lefebvre : Je ne pense pas que leur impact soit considérable. Il y a régulièrement des fuites [sur les relations entre États, NDLR] dans la presse et il n'y a pas, dans ces documents publiés par WikiLeaks, de révélations extraordinaires ou de secrets d'État. Ces publications sont surtout embarrassantes parce qu'elles rapportent des propos limites sur certains États. Ce qui est sans précédent en revanche, c'est la quantité de documents divulgués, depuis ceux sur l'Afghanistan.
Jean-Christophe Rufin : Je pense qu'il s'agit d'un très gros coup, compte tenu de l'ampleur des révélations faites, même si je suis bien placé pour savoir que les fuites ne sont pas rares. Lorsque j'étais ambassadeur au Sénégal, l'un de mes télégrammes avait été publié dans le "Canard enchaîné". La situation était très gênante, car je recommandais à Paris de ne pas accorder d'emprunt sans conditions au gouvernement sénégalais. Lorsque l'on voit son texte publié mot pour mot dans la presse, l'impression qui en ressort est toujours bizarre.
Mais il n'y a pas de révélations fracassantes dans les documents publiés jusqu'à présent par WikiLeaks ; ils ne font que confirmer des choses dont tout le monde se doutait, par exemple la position des pays arabes par rapport à l'Iran. Ils mettent toutefois en lumière la dualité de la diplomatie américaine, qui repose à la fois sur l'ordre moral et sur l'intérêt, et montrent qu'on peut être à la fois l'allié des Américains et leur adversaire quand leurs intérêts sont en jeu. Ces révélations peuvent être très gênantes pour Washington, du fait qu'elles prouvent ce double-jeu.
La diplomatie américaine a tenu des propos très critiques envers plusieurs dirigeants de la planète. Cela va-t-il avoir des conséquences sur certaines relations entre États ?
M. L. : Sur le coup, ces déclarations vont avoir un impact émotionnel, elles vont provoquer certaines éruptions de susceptibilité, par exemple entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Mais quand le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a déclaré qu'il fallait rayer Israël de la carte, cela avait déjà provoqué des remous. Ces déclarations vont occuper les diplomates, mais ils ont l'habitude de gérer ce type de crises, de dégonfler les propos qui ont été publiés. Je crois qu'il ne faut pas dramatiser l'évènement.
J.-C. R. : Quand ce genre de choses arrive, il y a un effet immédiat : les gens ne parlent plus. Ils vont réfléchir à deux fois avant d'aller dire quelque chose aux Américains. D'autre part, les ambassadeurs américains en poste vont certainement être soupçonnés d'être les auteurs des télégrammes. Au-delà de leur dimension politique, ces révélations les mettent dans une situation très embarrassante qui va être difficile à gérer. Dans mon cas, j'étais identifié comme l'auteur du télégramme qui a été publié. Je n'ai jamais pu rattraper complètement les choses ; toutes les tensions et les problèmes que j'ai eu par la suite avec les autorités du pays étaient liés à cet épisode.
La communication diplomatique peut-elle rester confidentielle à l'heure d'Internet ?
Cela met les ambassadeurs en poste dans une situation très embarrassante
Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur de France à Dakar
M. L. : Le plus important, dans ces révelations, c'est effectivement ce qu'elles signifient en terme de confidentialité. La sécurité des systèmes informatiques est une problématique majeure à l'heure d'Internet, notamment pour les gouvernements. Il y a différents degrés de confidentialité et différents niveaux de protection des informations. Les codes nucléaires, par exemple, sont extraordinairement protégés.
Concernant les échanges diplomatiques, la confidentialité est nécessaire pour que les pays coopèrent, travaillent, se parlent. Il s'agit d'une question de confiance. C'est exactement comme dans les entreprises qui ont besoin de discuter de certains contrats de manière confidentielle. On ne va pas supprimer la correspondance diplomatique parce qu'il y a eu des fuites, nous avons besoin de canaux de transmission.
J.-C. R. : En ce qui concerne l'aspect technique, il existe déjà des méthodes très sophistiquées de cryptage. Je pense que personne n'est capable de briser les codes de transmission des messages diplomatiques, notamment chez les Américains qui sont en avance sur ce point. Les fuites ne sont pas liées à des questions techniques, mais humaines. Le télégramme qui a été publié lorsque j'étais au Sénégal, je ne l'avais envoyé qu'à neuf personnes. Ce sont des histoires de manipulation, d'agents doubles...
WikiLeaks révèle que Washington a demandé à ses diplomates d'espionner les plus hauts responsables des Nations unies. Qu'en pensez-vous ?
M. L. : Je n'ai jamais travaillé dans les services de renseignements, mais on peut effectivement imaginer ce qu'ils font, en ayant vu des films... En ce qui concerne l'activité diplomatique, c'est un peu différent. On travaille à établir des contacts, mais je ne dirais pas que c'est de l'espionnage. Il s'agit plutôt de recherche d'informations à partir de contacts privilégiés.
J.-C. R. : Dans la vieille tradition française, les Anglo-Saxons ont toujours été considérés comme des espions en puissance. On en voit un derrière chaque diplomate britannique ; c'est un peu moins le cas pour les Américains. Cela correspond à leur conception très extensible du renseignement. Les diplomates sont des capteurs bien placés... Ces révélations ne me surprennent donc pas.
C'est en revanche totalement différent dans la diplomatie française, qui a toujours maintenu une distance critique et méfiante envers le renseignement. Bien sûr il y a, dans les ambassades françaises, de façon officielle, des gens qui travaillent dans ce secteur, mais les deux univers restent très cloisonnés.