
La musique générée par l’IA devient presque indétectable à l’oreille humaine, selon une étude commandée par la plateforme de streaming Deezer. © Studio graphique de France 24
Il y a encore quelques années, c'était une niche musicale. C'est désormais un raz-de-marée : un tiers des 40 000 nouveaux morceaux mis en ligne chaque jour sur Deezer est entièrement composé à l'aide d'un algorithme, contre 10 % seulement au début de l'année, a affirmé, mercredi 12 novembre, la plateforme française, qui dispose d'un outil maison pour identifier les chansons synthétiques.
Mais la tendance ne touche pas que le petit poucet du streaming : Apple music, Amazon et Spotify, le géant suédois, doivent aussi composer avec ces titres artificiels qui inondent Internet. En septembre, Spotify, régulièrement accusé d'opacité sur cette question sensible, avait exclu de son catalogue 75 millions de chansons factices.
Derrière ces millions de titres se cachent bien souvent deux entreprises au succès fulgurant : Udio et Suno, deux services de génération de musique par IA qui permettent à quiconque de créer une chanson via un "prompt", une courte description écrite.
"Ces deux logiciels ont fait beaucoup de progrès et ont ajouté de nouvelles possibilités, qui améliorent la qualité et le rendu pour faire des choses bluffantes, constate le chercheur Frédéric Pachet, pionnier de l'utilisation de l'IA dans la musique. On peut notamment donner à l'IA des paroles que l'on a écrit pour en faire une chanson ou encore lui faire écouter un morceau qu'on a soi-même composé pour en faire une nouvelle version. Ils servent aussi à des professionnels, notamment pour créer des maquettes à présenter à un producteur et définir ainsi une direction musicale avant un enregistrement", énumère-t-il.
Impossible de faire la différence
Les progrès technologiques se révèlent si spectaculaires qu'il devient presque impossible de distinguer une musique artificielle d'une création humaine. Selon Deezer, qui a commandé une vaste étude à l'Institut Ipsos réalisée auprès de 9 000 personnes dans huit pays, 97 % des sondés "n’ont pas su faire la différence entre une musique entièrement générée par l'IA et une musique humaine". Confrontés à cette méprise, la moitié des sondés se sont dits "mal à l’aise".
Ces derniers mois, cet essor de la musique par l'IA et les questions éthiques qu'il soulève a connu des jalons marquants avec le succès public de plusieurs chanteurs et groupes virtuels. En juin, la popularité soudaine de The Velvet Sundown avait suscité de nombreuses réactions, à la fois hostiles et amusées par cette imposture rock. Intégré dans des playlists très écoutées de Spotify, ce groupe fictif au son vintage et passe partout avait fini par cumuler des millions d'écoutes.
Autre exemple frappant : Xania Monet, une fausse chanteuse RnB, est devenue la première artiste virtuelle à intégrer les charts américains. Son titre “How was I supposed to know ?”, totalise à ce jour plus de six millions d’écoutes sur Spotify. Créée par une certaine Telisha Jones, Xania Monet a même été signée sur un label, une première.
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Accepter Gérer mes choixPlus récemment, le titre "Walk My Walk", attribué à un artiste IA nommé Breaking Rust, s’est hissé au sommet du classement des morceaux country les plus téléchargés.
"Honnêtement, je ne serais pas surpris si les maisons de disques commençaient elles-mêmes à créer des artistes IA, prédit le manager Ethan Curtis dans Billboard magazine. Vous n’avez pas à partager les revenus. Vous n’avez pas à gérer des artistes capricieux. Vous n’avez pas à vous battre pour garder le contrôle créatif."
Les revenus des "vrais" artistes menacés
Cependant, ce type de succès est encore rare. À ce jour, la part d'écoute des artistes virtuels reste infime : moins d'1 %, selon Deezer et Spotify. Pour dégager des revenus, la plupart s'appuient sur un modèle proche de celui des créateurs de contenus, dont les revenus proviennent essentiellement des vues sur YouTube et TikTok ou encore des plateformes d’abonnements payantes.
D'autres utilisateurs peuvent aussi être tentés par la fraude. Le cas de Michael Smith est emblématique. Cet Américain a été inculpé pour avoir indument perçu plus de 10 millions de dollars de redevances. Ce dernier avait mis en ligne des centaines de milliers de chansons générées par l'IA puis a utilisé des robots pour jouer chacune d'entre elles.
Marginale en termes d'écoutes, cette vague de l'IA générative, n'en constitue pas moins une menace de submersion pour les artistes traditionnels. Selon une étude de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs, l’IA pourrait réduire de 24 % les revenus des créateurs du secteur musical à l’horizon 2028.
"Au vu du fonctionnement de rémunération des plateformes, c'est un énorme problème. Les artistes ne sont pas rémunérés par les écoutes mais par la part de marché qu'il représente. Plus la masse grandit, moins la rémunération potentielle est importante", explique Frédéric Maigne, directeur de Chinese Man Records, le label du groupe de hip-hop du même nom, qui appelle à une meilleure régulation.
Tant que les titres générés par ordinateur ne contreviennent pas aux règles liées à l’usurpation d’identité ou au spam, les plateformes ont longtemps refusé de jouer la police de l'IA. Mais, petit à petit, des garde-fous apparaissent : depuis juin, Deezer impose un étiquetage des contenus IA qui se retrouvent moins bien référencés. De son côté, Spotify a adopté une norme mondiale développée par le consortium DDEX (Digital Data Exchange) qui encourage les labels et les artistes à détailler précisément l’usage de l’IA dans leur processus créatif.
Vers des accords avec les majors ?
"On parle désormais de titres hybrides, c'est-à-dire qui ont été créés partiellement avec l'IA générative. Il devient alors très difficile de savoir exactement ce qui s'est passé d'un point de vue créatif", détaille François Pachet.
De quoi donner des sueurs froides aux experts du droit d'auteur, autre grand défi posé par cette nouvelle manière de composer. Fin juin, la Recording Industry Association of America (RIAA), le syndicat américain des éditeurs de musique a porté plainte contre Udio et Suno, accusés d'entraîner leur IA sur des millions de chansons d’artistes n’ayant pas donné leur accord, soit "des décennies d’enregistrements sonores parmi les plus populaires au monde", écrivent les plaignants.
"C'est un combat de longue haleine qui s'annonce car les forces en présence ne sont pas du tout les mêmes, souligne Gérard Haas, avocat spécialisé dans le droit du numérique et de la propriété intellectuelle. D'un côté, on a des multinationales de la tech qui sont plus fortes que des États, de l'autre des organisations qui se rémunèrent sur des cotisations. Aux États-Unis, le débat tourne autour de la question du 'fair use', qui introduit des exceptions à l'utilisation d’œuvres protégées par le droit d’auteur, explique Gérard Haas. Les plateformes mettent en avant cet argument en assurant que c'est indispensable à l'entraînement de ses modèles et que l'interdire va freiner l'innovation."
En parallèle, des pourparlers sont en cours entre maisons de disques et services de création musicale par l'IA. Fin octobre, Universal music, première major mondiale, a annoncé un accord avec Udio, qui règle un contentieux sur le droit d'auteur entre les deux firmes et prévoit le lancement en 2026 d'une plateforme commune. Une première qui pourrait pousser d'autres acteurs de l'industrie à trouver des compromis en vue d'obtenir des compensations financières.
"Le problème ce n'est pas l'IA, c'est nous"
Si l'IA générative pouvait capter une partie des revenus des artistes en chair et en os, Frédéric Maigne ne pense pas qu'elle serait en mesure de les remplacer. "Je reste confiant car je pense que le public a besoin de maintenir un contact et un lien affectif avec les artistes qu'il aime. Aujourd'hui, une IA ne peut pas faire de concert. En tout cas, pour le moment. Mais qu'en sera-t-il dans dix ans ?"
Une ultime question taraude les créateurs : la normalisation de l'usage de l'IA générative va-t-elle conduire à un appauvrissement de notre culture musicale à coups de titres stéréotypés créés par ordinateur ?
"Chaque jour, 100 000 contenus audio sont mis en ligne, rappelle le chercheur François Pachet.. Or, ces contenus sont souvent similaires et peu inventifs, ce qui fonctionne d'autant mieux avec l'IA car elle progresse en s'entraînant sur des objets qui se ressemblent, souligne-t-il. L'humanité a trop produit et continue de produire des chansons de mauvaise qualité. Le problème ce n'est pas l'IA, c'est nous."
