
La Commission européenne a l'intention d'ouvrir une procédure d'infraction contre la France. Le manque de garanties pour les citoyens en cas de reconduite à la frontière et l'aide au retour humanitaire seraient dans le collimateur de Bruxelles.
Après des mois de vifs débats sur la politique d'expulsion des Roms menée par Paris, la Commission européenne a mis la France en demeure, mercredi. Si elle ne transpose pas "complètement" en droit national la directive de 2004 sur la libre circulation des citoyens européens dans l'Union d'ici au 15 octobre, une procédure d'infraction sera ouverte à son encontre. En revanche, Bruxelles a choisi de ne pas mettre en cause Paris pour discrimination.
Selon les experts, cette procédure devrait cependant avoir très peu d'impact sur le droit français ou sur la politique d'expulsion du gouvernement de Nicolas Sarkozy. Décryptage.
- Qu'est-ce qu'une procédure d'infraction ?
Gardienne des traités européens, la Commission veille à ce que le droit communautaire soit correctement mis en oeuvre par les États membres. Lorsqu'elle constate le manquement d'un État à ses obligations vis-à-vis du droit de l'Union, elle peut engager une procédure administrative appelée "procédure d'infraction".
"La Commission ouvre très fréquemment de telles procédures, presque tous les jours, notamment dans le domaine économique", précise Serge Slama, maître de conférence en droit public à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne. "Mais très peu aboutissent à une condamnation."
"L'idée d'une procédure d'infraction n'est pas de sanctionner mais d'instaurer un dialogue avec l'État concerné pour mettre fin au manquement constaté", ajoute Jean-Sylvestre Bergé, professeur de droit à l'université de Paris Ouest-Nanterre la Défense et co-directeur du Centre d’études juridiques européennes et comparées. "C'est un traitement négocié, et non policier."
- La Commission menace d'engager une procédure pour "non respect de la législation de l'Union européenne". Pourquoi ?
La Commission européenne a estimé que la France n'avait pas transposé "complètement" la directive sur la libre circulation de 2004, qui codifie le droit de circulation et de séjour des citoyens européens dans l'Union. Selon Serge Slama, deux points de la législation française pourraient être visés par la Commission :
1. D'abord, le manque de garanties procédurales au moment de l'éloignement.
Il existe en France deux types de procédures d'expulsion : les arrêtés de reconduite à la frontière (ARF) et les obligations de quitter le territoire français (OQTF). Deux motifs principaux peuvent justifier ces décisions : le trouble à l'ordre public ou, pour les personnes présentes sur le territoire depuis plus de trois mois, la charge déraisonnable sur l'assistance sociale.
S'il existe une procédure contradictoire dans les situations d'OQTF, ce n'est pas le cas pour les reconduites à la frontière. En l'absence de garanties procédurales, le citoyen n'a souvent pas connaissance des motifs conduisant à son expulsion, n'a pas le temps d'organiser son départ...
2. Ensuite, l'aide au retour humanitaire, qui serait une procédure d'expulsion déguisée.
Les motifs d'expulsion sont limités par le droit français. Or, depuis 2007, l'aide au retour humanitaire (ARH) est massivement utilisée. Elle prévoit que les citoyens reçoivent environ 300 euros s'ils acceptent de rentrer volontairement chez eux. "L'ARH n'a aucune base légale, affirme Serge Slama. Elle existait avant 2007, mais ne concernait alors que quelques centaines de personnes par an. C'est Brice Hortefeux, à son arrivée au ministère de l'Intérieur, qui l'a remise au goût du jour. En 2007, elle a concerné 3 000 personnes, puis quelque 10 000 les années suivantes." Près de 30 000 Roms ont ainsi été reconduits dans leur pays, au titre de l'ARH, depuis janvier 2007.
"La Commission pense peut-être que derrière le caractère présumé volontaire de cette ARH se cache une mesure d'expulsion qui ne dit pas son nom, présentant un caractère discriminant et n'offrant aucune garantie", poursuit Serge Slama. "Souvent, on dit aux gens que ce sera soit le commissariat, soit l'avion..."
- Pourquoi la Commission ne va-t-elle pas lancer de procédure pour "discrimination" ?
Pour les experts, il s'agit avant tout d'un recul politique. "Le fait d'attaquer sur la non-transposition de la directive est, pour la Commission, un moyen élégant, politiquement correct, de mettre en cause la France", estime Jean-Sylvestre Bergé. "C'est une façon de dédramatiser le débat."
"La Commission n'a pas voulu taper trop fort sur Paris ; José Manuel Barroso, président de la Commission, a choisi l'accalmie", renchérit Serge Slama. C'est une décision critiquable, il y avait des arguments juridiques solides pour plaider dans le sens de la discrimination, notamment avec la circulaire du 5 août. Seule la France a été pointée du doigt pour ça, même si d'autres pays, comme l'Italie par exemple, ont des pratiques similaires."
- Que va-t-il se passer maintenant ?
Le gouvernement de Nicolas Sarkozy a jusqu'au 15 octobre pour apporter des réponses aux demandes de la Commission. "La France fournira bien entendu, comme elle l’a fait jusqu’ici, toutes les informations nécessaires", a souligné le porte-parole français, jeudi.
Si, après deux allers-retours entre Bruxelles et Paris, la Commission n'est toujours pas satisfaite des réponses françaises, elle pourra alors engager une procédure d'infraction. Celle-ci peut ensuite conduire à une saisine de la Cour de justice, qui constatera les manquements. "Le pire scénario serait une condamnation de la Cour de justice, obligeant Paris à payer une amende", estime Jean-Sylvestre Bergé. Un scénario toutefois hautement improbable : la très grande majorité de ces procédures, qui s'étalent sur plusieurs années, n'aboutissent pas, les États préférant se plier aux requêtes de la Commission.
En conséquence, la politique d'expulsion menée par Paris à l'égard des Roms ne devrait pas être infléchie. "Pour répondre aux critiques de la Commission, Éric Besson a déjà prévu de supprimer la procédure de reconduite à la frontière dans le projet de loi sur l'immigration, étudié en ce moment à l'Assemblée. Il n'existera plus que l'OQTF, qui sera appliquée avec ou sans délai. Et en contrepartie, le projet prévoit d'élargir les motifs d'expulsion."