La "pensée 68" n'existe pas. C'est ce qu'assure Serge Audier, qui vient de publier "La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle". Il répond aux questions de FRANCE 24.
Quarante ans après les faits, Mai 68 n’en finit pas de déchaîner les passions en France. Le président Sarkozy n’a pas hésité, lors de sa campagne, à évoquer un héritage qu’il s’agirait de "liquider". Comment expliquez-vous que Mai 68 fasse encore débat ?
Serge Audier : Vous avez d’abord des raisons d’ordre politique : le président Sarkozy a fait son discours de Bercy [du 29 avril 2007] sur ce thème. Il s’agissait de trouver des responsables aux difficultés rencontrées au plan social et économique. D’autre part, il existe une accusation d’ordre culturel : nous devons, nous dit-on, beaucoup de dérives actuelles – la crise de l’école par exemple – à cette période en général, et à ces événements en particulier.
Tous ces aspects permettent de capter toute une frange de l’électorat qui se sent menacé par les mutations engendrées par la mondialisation. La droite, dans cette perspective, joue sur une prétendue "trahison de la gauche" issue de Mai 68 qui n’aurait pas compris le peuple et n’aurait pas su répondre à ses demandes.
On assiste d’ailleurs en France, depuis une dizaine d’années, à une floraison d’essais hostiles à Mai 68, où la gauche est non seulement associée à certaines barbaries du XXème siècle, mais où elle est accusée d’avoir produit, avec Mai 68, le contraire de ce qu’elle prétendait faire.
Dans cette mouvance, Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, n’a jamais caché ses sympathies pour des intellectuels "néo-républicains" comme Régis Debray, l’un des plus importants critiques de Mai 68, avec sa Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire de mai. La thèse est toujours la suivante : Mai 68 a été la matrice de la crise actuelle.
Les critiques de Mai 68 incriminent souvent une "pensée 68", qualifiée de subversive, nocive et dangereuse… Des penseurs aussi importants et divers que Michel Foucault, Jacques Derrida ou encore Pierre Bourdieu sont mis en cause. Vous montrez dans votre livre que, loin d’avoir soutenu les événements, ces intellectuels avaient pris une certaine distance.
S. A. : D’abord, il n’a pas existé de "pensée de Mai 68" au sens propre. Beaucoup d’auteurs français, c’est vrai, ont exercé une influence avec leurs ouvrages critiques. Mais de là à leur imputer des responsabilités, alors même qu’ils n’ont pas pris part aux événements et qu’ils ne les ont pas soutenus…
Le livre intitulé "La pensée 68", de l’ancien ministre de l’Education nationale Luc Ferry et du philosophe Alain Renault – qui devait d’ailleurs ensuite évoluer – a contribué à dire que Mai 68, c’était la mort de l’humanisme et le triomphe de l’individualisme.
Mais ce lien n’a rien d’évident et on ne peut pas prouver que ces auteurs ont été les "pères intellectuels" du mouvement. Quand on regarde les biographies des penseurs mis en cause, on remarque que c’est plus compliqué. Bourdieu a par exemple parlé finalement d’une "révolution ratée" qui a généré une contre-offensive réactionnaire. Globalement, le mouvement lui est apparu utopique. Derrida se méfiait du spontanéisme et a déclaré dans un entretien : "Je n’ai pas été un soixante-huitard". Barthes n’avait pas apprécié les émeutes, et Claude Lévi-Strauss les avait littéralement détestées. Une exception : Gilles Deleuze, à Lyon.
Il n’y a donc pas eu une école de pensée 68, mais une extraordinaire nébuleuse de mouvements liés à l’émergence du tiers-mondisme et au rejet de la guerre du Vietnam.
Au-delà, Mai 68 ne se résume pas à la demande de mixité dans les résidences universitaires de Nanterre…
S. A. : L’une des spécificités de Mai 68, qu’on occulte parfois, c’est que la France a eu la plus grande grève générale de son histoire débouchant sur une véritable crise de régime, alors qu’on met plutôt l’accent sur la libération des mœurs. Il faut bien voir que le gaullisme paraissait alors bien installé, malgré les élections de 1965 et 1967. Il y a donc eu une dimension politique à ces événements.
Au-delà, un penseur comme Raymond Aron, qui a été très critique à l’égard de Mai 68 dans son livre "La révolution introuvable", a tout de même écrit des textes sur l’exigence de "participation". Selon cet auteur libéral plus que gaulliste, il fallait prendre au sérieux cette aspiration à des formes de démocratisation, dans l’entreprise ou à l’université. Il n’hésitait pas à parler de l’assouplissement des rapports hiérarchiques ou d’une meilleure communication.
Il y a, de manière plus générale, un rejet des sixties qui ne concerne pas exclusivement la France. On découvre dans votre livre une sorte de parenté entre le néoconservatisme américain et la réaction anti-68 en France.
S. A. : Il ne s’agit certes pas d’assimiler sarkozysme et néo-conservatisme américain ! Mais n’oublions pas que notre président est fasciné par les Etats-Unis.
Or, le courant néoconservateur s’est construit sur la critique des années 1960. On a reproché aux sixties de valoriser le relativisme, l’hédonisme outrancier, ou encore de fragiliser la valeur travail. C’est l’argumentaire-type utilisé par un auteur néoconservateur comme Irving Kristol, par exemple. A partir des années 1970, il y a eu une montée en puissance de ce discours hostile aux sixties, sur fond de conviction que l’Amérique profonde avait pris peur et désapprouvait tous ces mouvements considérés comme décadents.
Il y a eu, par ailleurs, un débat en Europe. En Allemagne, on peut penser à la polémique qui a pu concerner le passé de l’ancien ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer, avec son engagement dans des mouvements étudiants, dans un pays qui a connu le terrorisme de la Fraction armée rouge (RAF).
En Italie, vous avez des écrivains influents, proches de la droite, comme Marcello Veneziani, qui accusent les sixties d’avoir provoqué une révolution hédoniste, individualiste et libertaire, qui a débouché sur un capitalisme sans morale et sans frein. L’argument est toujours le suivant : ceux qui ont fait 68 ont en réalité provoqué le contraire de ce qu’ils proclamaient.
Mais on ne trouve pas en Europe de "tir groupé" comme on peut le voir en France, où l’on assiste à des mises en cause assez violentes, consistant à dire que Mai 68, c’est à la fois l’américanisation de la France et l’avènement d’un consumérisme borné, omettant de rappeler que Mai 68 reste un mouvement d’aspiration démocratique.
* Serge Audier est l’auteur de La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle , éditions La Découverte, 2008, Paris.