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La mort d'un jeune homme, tué par les forces de sécurité indiennes le 11 juin, a provoqué de graves émeutes au Cachemire. FRANCE 24 revient sur ces violences qui ont secoué la région et fait une quinzaine de victimes.

À Srinagar, la capitale du Cachemire indien, Mohammad Ashraf Matoo revient sur ce jour tragique où son fils unique est mort, tombé sous les balles des forces de sécurité indiennes. Tel un criminologue, le Cachemiri reprend dans les moindres détails le fil de la dernière journée de son fils. Une manière pour ce père abattu de donner du sens à un acte insensé.

C’était le 11 juin dernier. Tufail Ahmed Matoo, étudiant en médecine de 17 ans, s'était rendu dans le centre-ville de Srinagar pour y suivre ses cours avant d'aller chez son oncle. "Il a pris le bus, explique par téléphone à France24.com le père de la victime. Ensuite, il est descendu du bus, son sac à dos rempli de livres, et s'est dirigé vers le stade Gani lorsque trois flics l’ont suivi dans une ruelle et ont ouvert le feu sur lui".

Quelques minutes après, Matoo meurt. Quelques heures plus tard, l'information fait le tour de la ville. Une foule silencieuse vient se recueillir devant la maison de sa famille. Quelques jours après, des manifestants descendent dans les rues dénoncer le crime imputé aux services de sécurité trop musclés.

S'ensuit alors une spirale de violence. Les manifestants ont lancé des pierres – appellés "kani jung", version indienne de l’intifada. La police répond avec la force en ouvrant le feu. Au moins 15 personnes sont tuées en quelques semaines. Leur âge – 17, 16, 14, 9 ans – évoque les mauvais résultats d’un batteur de cricket, commente alors un analyste.

En quelques semaines, la situation devient hors de contrôle. Le 8 juillet, un couvre-feu est instauré au Cachemire indien pour la première fois depuis 20 ans ; les journaux ne sont pas sortis. Un journaliste sur place, Shahnawaz Khan, n'a pas été autorisé à sortir de chez lui. "Nos laissez-passer ne sont pas pris en compte", explique-t-il.

Un nouvel épisode difficile dans une région qui vit déjà sous une tension permanente : le Cachemire, situé au sud du massif himalayen, voit s’affronter l’Inde et le Pakistan – deux puissances nucléaires – depuis 60 ans. Une insurrection brutale, commencée à la fin des années 1980, a provoqué la mort de plus de 45 000 personnes, selon les chiffres officiels. Des groupes de défense de droits de l'Homme avancent un bilan de plus 68 000 morts.

Un paradis perdu

Mais d’après les autorités en place, les "vieilles histoires" des années 1990 ne sont plus à l’ordre du jour. Le Cachemire va officiellement mieux depuis les élections régionales de 2008. Un scrutin au taux de participation élevé et remporté par le plus jeune ministre en chef de l’État du Jammu-et-Cachemire, le charismatique Omar Abdullah.

Le mythe d’un Cachemire paradisiaque a d’ailleurs refait surface dans les médias. Les journalistes, venus de New Delhi, se pressent à Srinagar, non pas pour traiter de la violence mais de la vie paisible sur les péniches mouillant au bord des rives du lac pittoresque de Dal.

Le ministre indien des Affaires Etrangères, S.M. Krishna, doit se rendre au Pakistan le 15 juillet pour rencontrer son homologue pakistanais Shah Mehmood Qureshi. Une visite placée sous le signe d’une normalisation – espérée – des relations entre les deux puissances ennemies.

Mais les Cachemiris se sont toujours méfiés des discours officiels optimistes, question d’habitude. "Il y a une différence bien réelle entre les discussions officielles, ce qui se dit à New Delhi, et la situation sur le terrain", précise Basharat Peer, chercheur cachemiri à l’Open Society Institute, le think-tank du milliardaire américain George Soros, et auteur de "La Nuit sous couvre-feu" (Curfewed Night), une analyse de la situation dans sa région d’origine.

Permis de tuer

Mohammad Ashraf Matoo aussi se méfie des discours officiels. "Ici, on peut perdre la vie en une minute, mais demander justice peut prendre très longtemps, et même ne jamais aboutir", déplore-t-il. Trois semaines après la mort de son fils, il demande toujours l’ouverture d’une enquête officielle sur les circonstances du décès de Tufail Ahmed.

Mais ses efforts (déposer plainte, porter le cas devant la justice) se heurtent au mur implacable d’une administration inefficace et corrompue. Difficile de s’attaquer aux forces de sécurité, dont les crimes restent le plus souvent impunis. La loi AFSPA (Armed Forces Special Powers Act) leur confère "un permis de tuer" déresponsabilisé, sans crainte d’être poursuivis par une cour, qu’elle soit indienne ou internationale.

Violation des droits de l’Homme, actes répressifs à répétition des forces de sécurité, incurie de la justice : la faiblesse de l’état de droit complique le processus de pacification au Cachemire, indique Basharat Peer. "Nous avons ici toute une génération de jeunes qui n’a connu qu’un contexte d’une extrême violence. Tout tourne autour de l’insurrection contre les autorités."

Violence d’État

Mais les autorités au Cachemire peuvent-elles, et le souhaitent-elles, changer la donne ? "Le projecteur a été braqué sur les forces de sécurité à cause de cette affaire, explique le ministre en chef de l’État du Jammu-et-Cachemire, joint par France24.com. Il faut bien comprendre que les forces de sécurité n’ont aucunement le droit d’ouvrir le feu sur des civils. Les responsables, ce sont ces bandes jeunes qui sont dans une stratégie de déstabilisation de l’ordre".

Mais l’assurance du ministre se heurte aux remarques des défenseurs des droits de l’homme, qui voient dans le recours à la force publique le moyen de tenir les rênes d’une situation politique tendue, et dans l’argument des "bandes de jeunes" une excuse pratique à l’usage de la force. Mais dans le cas Matoo, sa famille rappelle que le jeune Tufail n’était pas un militant politique, et ne participait à aucune manifestation ou trouble à l’ordre public au moment du drame.

Même Abdullah reconnaît qu’il faut revoir les méthodes des forces de sécurité. "Notre gestion des rassemblements de masse doit être revue, c’est l’une de nos priorités, assure-t-il. Mais pour cela, nous avons besoin de calme, d’une situation apaisée."

Mais à Srinagar, rien n’a changé pour Mohammad Ashraf Matoo. Sauf qu’à la place de son fils, il ne reste qu’une petite pièce de 5 roupies. Des témoins l’ont ramassée dans la ruelle où son fils a trouvé la mort. "C’est sa mère qui conserve cette pièce, explique Mohammad. Mais ce qui est fait est fait, on n’y changera rien. Rien ne le ramènera. Le monde ne sera jamais plus le même sans Tufail."

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