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"La censure confessionnelle gagne du terrain au Liban"

Une chaîne de télévision libanaise a renoncé, mardi, à diffuser le film "Le Cerf-volant" sous la pression de la communauté druze. Ibrahim al-Ariss, critique cinéma, explique ce phénomène de censure confessionnelle.

La chaîne de télévision privée NTV a renoncé, mardi, à diffuser le long métrage "Le Cerf-volant", réalisé par Randa Chahal Sabbag. Récompensé d’un Lion d’argent à la Mostra de Venise en 2003, le film raconte une histoire d’amour impossible entre une jeune druze libanaise et un coreligionnaire portant l’uniforme militaire israélien (les druzes, qui pratiquent une religion musulmane issue du chiisme, sont établis au Liban, en Syrie et en Israël). Deux leaders politiques druzes Walid Joumblatt et Talal Arslan, ainsi que de hauts responsables religieux de la même communauté, ont convaincu la direction de la chaîne de "reporter" la diffusion du film. Une mobilisation motivée par les "susceptibilités" que l'œuvre pourrait déclencher au sein de la communauté druze. Plus tôt dans la journée, plusieurs dizaines de manifestants s’étaient rassemblés près du domicile du propriétaire de la NTV et du siège de la chaîne pour exiger la déprogrammation du long-métrage.

Ces dernières années, le Hezbollah a plusieurs fois obtenu gain de cause contre des œuvres ou des évènements culturels. L’exemple le plus récent concerne l’annulation de deux spectacles à guichets fermés de Gad Elmaleh, programmés en juillet 2009. Le parti chiite avait alors mené une campagne virulente contre l’humoriste français de confession juive en affirmant qu’il était un ancien soldat de Tsahal.

Ibrahim al-Ariss, critique cinéma et responsable de la rubrique cinéma et télévision du quotidien "Al-Hayat", explique ce phénomène de censure confessionnelle.



 

FRANCE 24 - Comment réagissez-vous à la déprogrammation par la NTV du film "Le Cerf-volant" à la suite de pressions des responsables druzes ?
Ibrahim al-Ariss - Je suis absolument effaré par la censure qui a frappé ce film à la télévision. D’autant plus qu’il avait été projeté sans problème dans les cinémas libanais en 2003. Il a par ailleurs été diffusé sur des chaînes de télévision du monde arabe, comme en Tunisie. Si les druzes se sont élevés contre ce film, c’est parce qu’il raconte une histoire d’amour entre une femme de leur communauté et un garde-frontière, lui aussi de confession druze, mais de nationalité israélienne. La télévision a cédé alors que la censure n’existe pas en principe au Liban.
F24 - Ce n’est pas la première fois que la censure communautaire impose sa loi. Comment l’expliquez-vous ?
I. A. - Les hommes politiques et les responsables religieux sont très influents au Liban. Ce sont eux qui font pression pour censurer des œuvres, indépendamment de leurs valeurs artistiques ou esthétiques. Leurs motivations ne sont que politiques ou confessionnelles. Si cela ne suffit pas, ils font descendre leurs partisans dans la rue, comme ce fut le cas mardi. Il ne faut pas croire qu’il s’agit de mouvement spontané. Depuis quelques années, chaque communauté s’arroge le droit de bannir une œuvre qui ne lui convient pas. Ainsi, le film "Persepolis" de Marjane Satrapi avait été censuré à la suite de pressions de Téhéran, exercées via le Hezbollah.
F24 - Ce type de censure menace-t-elle, selon vous, la vie culturelle libanaise ?
I. A. - Je suis très inquiet pour la liberté d’expression car, au nom du consensus, on laisse faire les censeurs pour apaiser les tensions confessionnelles. La culture est le maillon faible de la société libanaise parce qu’elle est indissociable de la politique et la censure confessionnelle gagne du terrain.
(Photo : Le Cerf-volant - © Pyramide Films)