
Le boxeur polonais Harry Haft a été contraint de combattre contre des codétenus à Jaworzno, un camp annexe d'Auschwitz, pour survivre. © Studio graphique FMM
“J’ai passé toute ma vie d’adulte à tout faire pour que mon père m’aime. Écrire ce livre fut ma dernière tentative. Après avoir appris de sa propre bouche ce qu’il avait enduré, j’ai compris pourquoi il était comme il était".
En 2003, Harry Haft s’est assis près de son fils Alan Scott. Pendant deux jours, il lui a raconté pour la première fois son histoire. Celle d’un ancien boxeur, hanté par son expérience dans les centres d’extermination nazis, celle d’un père brutal qui n’avait jusque là jamais su mettre des mots sur ses fantômes du passé. Sorti en 2006 aux États-Unis et publié aujourd’hui en France, "Boxer à la vie à la mort" (éditions En Exergue), est le fruit de cet échange. Une tentative de réconciliation entre un père traumatisé et un fils désireux d’enfin le connaître.
"Il voulait raconter son existence difficile pour s'excuser de ce qu'il était. J'étais un enfant maltraité. Ces violences se sont transmises de génération en génération", explique Alan Scott Haft à France 24, depuis Albuquerque au Nouveau-Mexique, où il vit.
Une adolescence dans le ghetto
Cette histoire débute à des milliers de kilomètres des États-Unis, à Belchatow, une ville située dans le centre de la Pologne. C’est là que nait Hertzko Haft en 1925, qui se fera ensuite appelé Harry. Orphelin de père dès l’âge de trois ans, son enfance est marquée par la pauvreté au milieu de ses quatre frères et trois sœurs. Débrouillard et charpenté, il se fait remarquer par son tempérament fougueux et batailleur. Il n’hésite pas à se servir de ses poings pour se faire respecter.
En 1939, il assiste à l’invasion et à l’occupation de son pays par l’armée allemande. Issue d’une famille juive, il doit subir les premières discriminations : travaux forcés, port de l’étoile jaune, interdiction de voyager, création d’un ghetto. Avec son frère, il survit en faisant de la contrebande. Malgré la dureté de la guerre, il croit en l’avenir. Amoureux d’une jeune fille nommée Leah, il la demande en mariage.
Mais ses plans sont contrecarrés par les nazis. Arrêté en 1942 en compagnie d’autres hommes juifs de sa ville, il est envoyé à 17 ans dans plusieurs camps de concentration où il subit des violences et souffre de la faim. "Si quelqu’un ne marchait pas droit, ne parlait pas correctement ou ne parvenait pas à lever les lourds rails, il était abattu. Leur brutalité était si aléatoire que Harry se sentait chanceux à chaque fois qu’il survivait un jour de plus", raconte ainsi son fils.
Des combats à mains nues
Mais pour le jeune homme, la descente aux enfers ne fait que commencer. En 1943, il est transféré à Auschwitz. Il reçoit le numéro 144738, tatoué à vie sur son avant-bras. Harry est affecté au Sonderkommando du centre de mise à mort. Il doit jeter les corps des victimes gazées dans les fours crématoires. L’odeur de chair brûlée ne le quitte plus. Détruit de l’intérieur, il refuse de continuer à faire cette sale besogne, même si cela signifie la mort.
Contre toute attente, un officier SS le prend en pitié et lui assigne un autre travail : trier les affaires des déportés. Contre sa protection, cet Allemand lui demande de récupérer les bijoux abandonnés par les victimes. Les deux hommes se retrouvent ensuite dans le camp annexe de Jaworzno, situé au nord d’Auschwitz.
Conscient que la guerre se terminera un jour aux dépens des nazis, l’officier SS continue de faire du jeune polonais son protégé dans le but qu’il lui soit redevable dans le futur. Il lui permet d’effectuer des corvées moins pénibles et lui offre de la nourriture. Il décide surtout d’en faire son boxeur personnel en lui proposant de combattre contre des codétenus. Comme le Tunisien Victor Young Perez, déporté à Monowitz, l’un des trois ensembles du camp d’Auschwitz, il doit monter sur le ring.
"Mon père a affronté cinq ou six hommes tous les dimanches pendant des mois. Il pensait en avoir combattu 75 ou 76. Il ne s'agissait pas de combats de boxe, mais de combats à mains nues, appelés 'combats de KO', où le combat s'achevait lorsqu'un des deux hommes ne pouvait plus se tenir debout", décrit Alan Scott Haft. "Les combats de mon père étaient injustes. Il était nourri et entraîné, et il affrontait des squelettes ambulants. Le but de ces combats était de permettre aux Allemands d'assister au meurtre d'un Juif par un autre Juif ".
Mois après mois, Harry se conforme à "ce divertissement". "Avait-il le choix ? Il a survécu en participant", souligne son fils. "Tuer ou être tué. Il n'était qu'un adolescent à l'époque. J'espère que son histoire amènera les lecteurs à se demander ce qu’ils auraient été capables de faire pour survivre à la Shoah".

Ses souffrances finissent par prendre fin en 1945. Alors que le camp de Jaworzno est évacué face à l’avancée de l’Armée rouge, Harry réussit à s’échapper lors des marches de la mort. Dans un style brut, sans pathos et sans jugement, son fils décrit qu’au cours de sa fuite il a tué un soldat allemand et plusieurs civils qui auraient pu le dénoncer. Harry est finalement libéré par des soldats américains. Toujours aussi ingénieux, il se retrouve à gérer en Allemagne, pour certains d’entre eux, une maison close et participe également à un championnat amateur de boxe poids lourds organisé par l’armée américaine qu’il remporte en 1947.
Combattant professionnel
Dans le camp de réfugiés de Deggendorf en Bavière, il comprend qu’il doit refaire sa vie ailleurs. Il décide donc d’émigrer aux États-Unis, où il renoue avec un oncle. De l’autre côté de l’Atlantique, la boxe le rattrape à nouveau. Il se lance comme professionnel. Il ne savait ni lire ni écrire l'anglais, la boxe était donc un choix forcé. Il ne possédait aucune autre compétence", estime son fils. Mais le rescapé des camps a une autre idée en tête. Il pense qu’en devenant célèbre, il va pouvoir retrouver Leah, la fiancée de sa jeunesse : "À l'époque, il n'y avait aucun moyen de reprendre contact avec les autres survivants. On pouvait passer des annonces dans les journaux, mais il n'avait pas d'argent ; il pensait donc qu'une apparition dans les pages sportives lui permettrait de se faire remarquer".

Malgré des combats honorables, 21 dont 13 victoires (8 par KO), Harry Haft n’arrive pas à percer. La carrière de ce mi-lourd se termine face au futur champion du monde Rocky Marciano en 1949. À son fils, il a expliqué qu’avant le combat, des membres de la mafia sont venus le menacer, lui donnant l’ordre de s’incliner au premier round. "Allez-vous faire foutre ! Vous ne me faites pas peur ! Les Allemands ont essayé de me dire quoi faire et je suis toujours là", leur aurait-il répondu.
Le jeune immigré réussit à tenir jusqu’au troisième round. Mais les coups dévastateurs de Rocky Marciano finissent par le mettre au tapis. "Combattre des Juifs affamés était facile, mais pas des athlètes entraînés. Il a déclaré plus tard avoir tout tenté pour battre Rocky, en vain", résume Alan Scott Haft.
L’ancien déporté raccroche ses gants. Il se marie, fonde une famille et ouvre un magasin de fruits et légumes à Brooklyn. Sujet à des accès de rage, il fait souffrir ses proches sans pouvoir expliquer ses tourments. Il aura fallu attendre la fin de sa vie pour qu’il se livre enfin à l’un de ses enfants.
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Accepter Gérer mes choixDécédé en 2007, son incroyable destin a depuis donné lieu à un long-métrage intitulé "The Survivor" et diffusé en 2022 sur HBO. Depuis, son fils continue inlassablement de porter sa mémoire. "Il y a deux raisons à cela", insiste-t-il. "Aujourd'hui, certains nient la Shoah. D'autres minimisent la brutalité du régime nazi. Mon père a passé cinq ans dans six camps de travail forcé et d'extermination différents. Il a souffert, comme tant d'autres, du syndrome de stress post-traumatique. Il n'a jamais reçu aucune aide".
Vivant, mais meurtri à l'intérieur, Harry Haft s'est battu toute sa vie contre ses démons. Un mal qui l'a rongé et qui l'a éloigné des siens. Mettre des mots sur ses tourments a été salvateur pour son fils. "Je l’aime. Et je lui pardonne".

