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France : face à une administration défaillante, des travailleurs étrangers victimes de nombreux abus
Les retards et dysfonctionnements dans le renouvellement des cartes de séjour en France plongent de nombreux travailleurs étrangers dans la précarité. Selon Amnesty International, l'incapacité des préfectures à traiter les dossiers à temps permet des abus de la part d'employeurs peu scrupuleux, allant du non-paiement des salaires aux violences et discriminations.
Un titre de séjour français temporaire (image d'archive). © DR / InfoMigrants

Rendez-vous impossibles à obtenir, délais interminables, bugs informatiques… L'ONG Amnesty International estime que les dysfonctionnements de l'État français lors du renouvellement des titres de séjour exposent les personnes étrangères à des conditions de travail précaires et abusives. Dans un rapport paru mercredi 5 novembre, l'ONG détaille les failles de l'administration française permettant à des employeurs malveillants de profiter de ces personnes.

"Les abus recensés comprennent le vol de salaire, des heures de travail prolongées, des conditions de travail dangereuses et de multiples cas de violences commises par les employeurs·euses, en particulier pour des motifs raciaux, y compris des violences physiques et le harcèlement sexuel", liste Amnesty international.

L'ONG a recueilli de nombreux témoignages faisant état d'abus touchant des travailleurs migrants, originaires notamment du Mali, de Côte d'Ivoire, de Gambie, d'Angola, du Cameroun, de République démocratique du Congo, d'Inde ou encore du Sri Lanka, fragilisés par la précarité de leur titre de séjour. La plupart sont employés dans des secteurs essentiels de l'économie française : bâtiment, aide à domicile, travail en Ehpad, nettoyage, restauration…

Si les demandes de renouvellement de cartes de séjour doivent être effectuées dans un délai précis – entre deux et quatre mois avant l'expiration de la carte précédente –, le droit français ne prévoit aucun mécanisme contraignant les préfectures à respecter un temps maximum d'instruction.

De l'aveu même de l'administration, nombre de demandes de renouvellement sont traitées au-delà du délai de quatre mois, bien qu'elles aboutissent finalement à la délivrance du titre de séjour. Or, selon les témoignages recueillis par Amnesty International et les entretiens menés avec des avocats, ainsi que des acteurs associatifs et syndicaux, ces délais peuvent s'étendre de deux mois à près de trois ans. Soit un temps d'attente et d'incertitude qui peut, dans certains cas, dépasser la durée de validité de la carte de séjour demandée.

"Je ne pouvais pas payer le loyer"

Si Nadia, aide à domicile ivoirienne interrogée par Amnesty, s'évertue à faire ses démarches administratives en temps et en heure, la vie de cette mère célibataire bascule en 2022 lorsqu'elle effectue une demande de renouvellement de carte de séjour. Envoyé à temps et dans les règles, son dossier n'est pas traité. Nadia reçoit alors un document provisoire valide pendant trois mois, qui finit par expirer sans qu'elle ne parvienne à obtenir de réponse à sa demande de titre de séjour, toujours en cours de traitement.

"J'ai fait la demande de renouvellement [du document provisoire]", raconte-t-elle, "pendant un an et demi, tous les jours, tous les jours, j'ai relancé [la préfecture], en ligne, par téléphone. Je m'y suis présentée je ne sais combien de fois, ils me connaissent tous là-bas maintenant. Mais sans convocation, on ne m'a jamais laissée rentrer."

La jeune femme se retrouve en situation irrégulière et perd son emploi d'auxiliaire de vie. Les aides sociales pour sa fille sont coupées. Du jour au lendemain, elles se retrouvent sans ressources, ce qui met Nadia dans l'incapacité de payer la nourriture, le loyer et les factures.

"Je ne m'en sortais pas. Je n'avais pas de quoi habiller ma fille, pas de quoi la nourrir. On dépendait des dons aux associations. J'avais peur d'être expulsée de mon appartement parce que je ne pouvais pas payer le loyer. Plusieurs fois, l'électricité a failli être coupée mais heureusement, des amis ont payé pour moi", poursuit Nadia, qui regrette d'avoir eu à demander de l'aide, car ce n'est pas dans ses habitudes.

Comme pour Nadia, dans les cas de perte de carte de séjour, les choses peuvent basculer très vite, explique Amnesty International. "Ce sont des vies bouleversées, hachées, parfois brisées. Imaginez : vous avez suivi toutes les règles, envoyé votre dossier de renouvellement de carte de séjour dans les temps, vous n'avez aucune nouvelle et les portes des préfectures vous sont fermées. Votre carte de séjour précédente expire, vous devenez du jour au lendemain sans-papiers. Dans ce grand silence de l'administration, vous perdez tout : emploi, ressources, droit de résider et travailler dans le pays où vous vivez depuis parfois des années", souligne Anne Savinel-Barras, présidente d'Amnesty International France.

Obtenir un rendez-vous en ligne, un cauchemar

Depuis la mise en place progressive de la dématérialisation, qui s'est accélérée avec la pandémie de Covid-19 en 2020, il n'est plus possible, dans la plupart des préfectures, de se rendre au guichet pour prendre rendez-vous. Ceux-ci doivent être pris en ligne, sur le site de l'Administration numérique pour les étrangers en France (Anef), où les créneaux disponibles sont proposés à intervalles réguliers. Mais ces sites sont saturés et les créneaux disparaissent dans les minutes qui suivent leur mise en ligne. Les personnes étrangères dont le récépissé arrive à expiration peuvent ainsi mettre des semaines, voire des mois, à obtenir un rendez-vous et se retrouvent prises au piège sans possibilité d'obtenir de réponse, ni de parler à quiconque.

C'est le cas d'Hicham. Intérimaire dans le bâtiment, il alterne depuis dix ans entre cartes de séjour temporaires et récépissés dans l'attente d'un renouvellement. Ces dernières années, ce travailleur malien s'est retrouvé à plusieurs reprises sans-papiers, faute de pouvoir obtenir un rendez-vous avant l'expiration d'un récépissé. Malgré l'aide d'un syndicaliste qui tente régulièrement depuis des mois de lui réserver un créneau en ligne, aucune date ne lui a été proposée.

À écouter sur RFI Arnaques au titre de séjour

"Grande précarité administrative"

Dans d'autres cas, indique le rapport, le délai entre la demande en ligne de renouvellement du document provisoire délivré dans l'attente de la carte de séjour et l'envoi d'une convocation en préfecture pour récupérer le nouveau récépissé est tel que le document initial expire.

Après plus de deux mois sans récépissé, Abdoul Aziz Sall obtient finalement un document provisoire de six mois. Lorsque celui-ci arrive à échéance, la préfecture lui indique que sa carte de séjour était disponible depuis longtemps, sans jamais l'en avoir informé auparavant. Le temps d'obtenir un rendez-vous pour la récupérer, son récépissé expire et ses missions d'intérim sont suspendues. Plus de quatre semaines plus tard, quand Abdoul Aziz Sall récupère enfin sa carte à la préfecture, elle n'est plus valide que quelques mois. "[Le temps que] tu ailles à Pôle Emploi [France Travail] faire la déclaration de situation, [que tu fasses] les démarches à la CAF [Caisse d'allocations familiales], la Sécu [Sécurité sociale], pour pouvoir avoir tes aides, ton chômage, pour payer ton loyer, [ces six mois] sont déjà partis", déclare le travailleur sénégalais.

Amnesty alerte sur un système de carte de séjour trop court, qui permet en théorie aux travailleurs étrangers de rester en France jusqu'à quatre ans, mais souvent moins longtemps dans la pratique. "Le maintien sous cartes de séjour courtes induit une grande précarité administrative, chaque demande de renouvellement impliquant son lot de conditions, de justificatifs à fournir, d'attente et d'incertitude", regrette l'ONG, pour qui cette précarité administrative est à l'origine des abus – qui ne peuvent donc être imputés uniquement à des employeurs sans scrupules.

Selon Amnesty, la durée courte des cartes de séjour et les difficultés de renouvellement limitent la capacité pour les migrants de dénoncer les éventuels abus de leurs employeurs. Ils n'ont d'autre choix que de se taire pour garder leur travail, malgré des situations d'abus ou de violences extrêmes.

Impossible de se défendre

Parmi les personnes interrogées, l'ONG a relevé des cas de non-versement des salaires, de non-respect des horaires de travail, mais aussi de violences racistes répétées.

Ali, ressortissant indien, décrit un travail sous pression constante de ses supérieurs dans une chaîne multinationale, où il prépare des sandwichs. "La charge de travail était trop importante et nous devions travailler très vite. Parfois, ils nous criaient dessus pour que nous travaillions plus vite. [... Les responsables] nous criaient dessus, nous insultaient. Parfois, ils utilisaient le mot 'connard', mais ils nous insultaient surtout parce que nous étions étrangers, [en raison de] notre couleur de peau. Ils nous disaient des choses comme 'Vous n'êtes pas beaux', 'Vous venez d'un autre pays, donc vous n'avez aucun droit'", confie-t-il à Amnesty.

Titulaire d'une carte de séjour d'un an, Ali explique qu'il lui était impossible de réagir ou de se défendre. "Ils nous menaçaient de nous licencier", dit-il. "Et nous, nous avions besoin de [cet emploi] pour renouveler nos papiers."

"Pour obtenir une carte de séjour, le demandeur ou la demandeuse doit disposer d'une autorisation de travail, délivrée par la préfecture à la demande de l'employeur·e. Mais pour obtenir une autorisation de travail, le demandeur ou la demandeuse doit disposer d'une carte de séjour. Sans surprise, ce cercle vicieux entraîne des violations des droits des travailleuses et travailleurs étrangers. Nombre de travailleuses et travailleurs n'ont d'autre choix que de supporter des conditions de travail difficiles et dangereuses", souligne Amnesty.

"Des décennies de politiques migratoires restrictives"

Pour l'ONG, ces violations des droits humains envers les travailleurs migrants sont loin de se limiter à des cas isolés d'employeurs sans scrupule. Elles sont "systématiques et structurelles". Le rapport conclut que ces abus trouvent leur origine dans la précarité du statut juridique des travailleurs, et sont "accentués par des décennies de politiques migratoires restrictives" qu'illustre le "système de cartes de séjour délibérément précaires".

Les dysfonctionnements du téléservice de l'Anef et les retards persistants des préfectures mettent en évidence la nature systémique de ce problème. Malgré une décision du Conseil d'État favorable aux associations en 2022 et des alertes répétées de la Défenseure des droits, les dispositifs de substitution restent insuffisants et mal appliqués.

Fin mars, dix associations françaises ont saisi une nouvelle fois le Conseil d'État pour dénoncer les dysfonctionnements "massifs et récurrents" de l'Anef.

Interrogée par nos confrères d'InfoMigrants à la même période, la Direction générale des étrangers en France (DGEF) – qui dépend du ministère de l’Intérieur et est à l'initiative de l'Anef – disait être consciente de l'impact de ces dysfonctionnements et travailler d'arrache-pied à leur résolution. "Le système de remontée des bugs a été mieux organisé au cours de 2024", avait avancé une source de la DGEF.

Pour Amnesty, l'urgence est de simplifier les démarches administratives et de garantir la fiabilité des procédures, afin que les travailleurs étrangers disposent d'un statut stable. Il s'agit également de mettre en place un titre de séjour durable, assorti de droits effectifs, pour les protéger de manière pérenne contre l'exploitation et les dérives.