
Une femme fume une cigarette pendant une pause à Paris, le 28 mai 2025. © Michel Euler, AP
C'est le Graal pour toutes les associations de lutte contre le tabagisme : interdire la vente de cigarettes pour l'ensemble d'une génération. La France pourrait franchir ce pas alors qu'une proposition de loi transpartisane a été déposée mardi 4 novembre par le député écologiste Nicolas Thierry. Celle-ci vise à interdire, à compter du 1er janvier 2032, la vente de tabac à toute personne née après le 1er janvier 2014.
En d'autres termes, même une personne majeure née après cette date n'aurait plus la possibilité d'acheter des cigarettes dans un bureau de tabac. La loi s'appliquerait à tous les produits du tabac, dont le tabac chauffé, nouvelle alternative controversée à la cigarette classique.
"On a vu depuis dix ans l'augmentation du prix du paquet, le paquet neutre, l'espace sans tabac, etc. Cette proposition de loi doit permettre de parachever ces politiques publiques à un moment où il y a une prise de conscience de plus en plus accrue sur la nocivité de l'industrie du tabac", explique Nicolas Thierry, qui se félicite d'une proposition de loi soutenue par sept groupes différents allant de La France insoumise à Horizons.
"C'est le début d'une grande victoire contre l'épidémie industrielle causée par les cigarettiers", se réjouit de son côté la directrice de l'Alliance contre le tabac (ACT). "On ne pourra plus vendre ces produits aux futures générations et cela nous permettra d'aller vers une société sans tabac", assure Marion Catelin, qui estime que la mesure ne fera qu'entériner la tendance à la baisse observée ces dernières années en France.
Selon les dernières données publiées en octobre par Santé publique France, l'Hexagone compte aujourd’hui 4 millions de fumeurs quotidiens de moins qu’en 2014. La baisse est particulièrement marquée chez les jeunes. Les adolescents de 17 ans ne représentaient en 2022 que 15,6 % des fumeurs quotidiens contre 25,1 % en 2017.
"Fin de partie" pour l'industrie
Avec cette proposition de loi, la France s'inscrit dans les pas du Royaume-Uni, qui étudie un cadre législatif similaire, tandis que la Nouvelle-Zélande a promulgué une loi en ce sens à l’initiative de l’ancienne Première ministre Jacinda Ardern. Cependant, le nouveau gouvernement conservateur l'a abrogée en novembre 2023, moins d’un an après son introduction.
Plus récemment, les Maldives sont devenues la première nation à interdire le tabac à une génération. L'interdiction concerne ici non seulement la vente mais aussi la possession et la consommation, pour toutes les personnes nées à partir du 1er janvier 2007.
"Il y a un mouvement qui est en train de se dessiner. À l'échelle internationale, on parle de la stratégie dite de la "fin de partie" ("endgame") pour l'industrie du tabac. C'est vraiment une nouvelle façon d'appréhender la lutte contre le tabac en disant que les politiques de prévention sont absolument essentielles, mais une fois qu'elles ont prouvé leur efficacité, il faut franchir l'étape d'après et stopper à la source le renouvellement des générations de fumeurs", décrypte Maud Catelin.
Selon les associations, l'interdiction générationnelle doit permettre de contrer les stratégies d'adaptation des industriels du tabac, qui cherchent sans cesse à recruter de nouveaux fumeurs à travers de nouveaux produits comme la cigarette électronique, premier pas vers une addiction à la nicotine pour de nombreux jeunes.
L'annonce du dépôt de cette proposition de loi n'a pas tardé à faire réagir les buralistes, vent debout contre toutes les mesures susceptibles d'alimenter le marché noir.
"Au regard de l'ampleur du marché parallèle et de sa croissance ininterrompue, on se dirige surtout vers une génération sans tabac acheté chez le buraliste", a réagi Serdar Kaya, président de la Confédération des buralistes, auprès de l'AFP.
Une crainte pourtant démentie par les données officielles de Santé publique France et de l'Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT). En France, le marché noir est estimé par les organismes publics entre 10 % et 20 %, soit près de quatre fois moins que les estimations de l'industrie du tabac qui financent régulièrement des études aux méthodes scientifiques controversées.
"Coût social" de 156 milliards d'euros
De son côté, Nicolas Thierry se veut rassurant et défend une "mesure progressive" qui doit permettre d'éviter un "effet de bascule".
"L'idée, c'est que, au fur et à mesure que les années vont passer, le nombre de générations pour lesquelles la vente de tabac sera interdite sera de plus en plus important. Donc il n'y aura pas de choc de la demande. On va assécher progressivement le marché et donc aussi le marché parallèle", décrypte le député écologiste.
Au-delà du lobbying féroce des industriels du tabac, la mesure pourrait aussi se heurter à une question de constitutionnalité. Peut-on légalement restreindre l'accès à un produit à une certaine catégorie de la population, notamment majeure ?
"Au regard de la Constitution, la protection de la santé prime sur la liberté d'entreprendre. Ici, on s'attaque précisément à la vente, pas au fait de fumer, donc il n'y aura pas de problème de constitutionnalité", veut croire Nicolas Thierry. "C'est intéressant de constater que la cigarette reste associée à l'idée de liberté depuis des décennies. C'est le fruit de l'énorme bataille culturelle menée par l'industrie depuis les années 1950 pour associer la cigarette à la transgression, à l'émancipation et à la liberté."
"En réalité, il n'y a pas de droit à fumer en France", abonde Marion Catelin. "Les fumeurs sont aujourd'hui victimes d'une addiction. Avec cette proposition de loi, il s'agit d'affirmer que cette industrie du tabac ne peut plus sévir en France. Et petit à petit, on va aboutir à une société libérée de ce commerce mortifère qu'est le commerce du tabac."
En France, le tabac demeure la première cause de mortalité évitable : il tue 200 personnes par jour, soit près de 75 000 par an, avec un "coût social" global pour l'État (morts, maladies, soins, pertes de production, dépenses de prévention) estimé à 156 milliards d'euros par l'OFDT.
Nicolas Thierry, qui doit prochainement rencontrer la ministre de la Santé, Stéphanie Riste, espère que le gouvernement soutiendra sa proposition. Les défenseurs du texte rappellent qu'il doit transcrire dans la loi l'objectif de "génération sans tabac" maintes fois évoqué par les pouvoirs publics. Il correspond aussi à l'objectif fixé par l'Union européenne de compter moins de 5 % de la population de l'UE consommant des produits du tabac d'ici à 2040.
Reste à trouver un créneau pour défendre cette proposition dans un contexte politique troublé. Celle-ci pourrait trouver une place à l'ordre du jour lors du prochain créneau où l'Assemblée nationale débattra de projets de loi transpartisans, probablement dans le courant 2026.
