
La Russie a récemment accusé plusieurs pays de l'Otan d'organiser des opérations clandestines de sabotage et autres pour en faire porter le chapeau à Moscou. © Studio graphique France Médias Monde
Les espions russes ont affirmé, lundi 6 octobre, que la "perfide Albion" était en train d’organiser une opération des plus alambiquées pour faire croire que la Russie avait attaqué un navire ukrainien ou un bateau civil occidental.
Les Britanniques auraient, d’après le Service russe de renseignement extérieur (SVR), recruté des agents ukrainiens pour organiser un sabotage en mer. Leur but : se faire arrêter par les autorités occidentales pour pouvoir ensuite prétendre qu’ils avaient agi pour le compte de Moscou. Cerise sur ce gâteau, ils seraient équipés de matériel chinois, afin de pouvoir aussi impliquer Pékin dans cette affaire.
Un signe avant-coureur de guerre ?
Ce n’est pas la première fois que le SVR porte de telles accusations contre des pays occidentaux. L’officine russe a prétendu, mardi 30 septembre, que des espions polonais mettaient en place avec des agents ukrainiens une fausse unité de forces spéciales russes et biélorusses dans le but d’attaquer une infrastructure critique polonaise. Dans ce scénario fictif, l'objectif de ces bras cassés était de se faire arrêter afin de prétendre travailler pour Moscou.
Une semaine plus tôt, le même SVR assurait encore que l'Europe se préparait à occuper la Moldavie. "Les bureaucrates de Bruxelles et l’Otan" auraient élaboré un plan visant à organiser des "provocations" en Transnistrie - région séparatiste pro-russe en Moldavie - qui pourraient être imputées à la Russie et justifieraient l’envoi de troupes occidentales, selon les espions russes.
Autant d’accusations fallacieuses qui entrent dans la catégorie des opérations "sous faux pavillon" (ou "false flag"). Il s’agit d’actions menées en empruntant le modus operandi ou des marqueurs spécifiques d’une personne ou d’une entité afin de lui faire porter le chapeau. Mais dans ces récents cas invoqués par le SVR, cela va encore plus loin. Les espions russes n’ont pas monté des opérations pour que d’autres pays soient accusés à tort. Le SVR affirme que les services étrangers tentent d’organiser des opérations "sous faux pavillons" pour faire de la Russie le coupable.
"Il y a effectivement une augmentation notable des accusations russes d’opérations sous faux pavillons attribués à des pays de l’Otan, notamment depuis la fin septembre", confirme Patrick Haasler, analyste spécialisé dans l’espace post-soviétique à l’International Team for the Study of Security (ITSS) de Vérone.
Et ce n’est pas un hasard, d’après l’Institute for the Study of War (ISW). Dans leur note d’analyse du conflit en Ukraine du 6 octobre, ce cercle de réflexion stratégique nord-américain soutient que cette multiplication des accusations du SVR est un indicateur que la Russie est entrée en "phase 0" d’un conflit contre l’Otan.
"La phase 0 est un concept occidental qui correspond, dans la doctrine opérationnelle soviétique et maintenant russe, à la 'période spéciale' d’intensification des tensions juste avant le déclenchement d’une guerre ouverte", précise Kevin Riehle, spécialiste des services de renseignements à la Brunel University de Londres.
Durant cette "période spéciale", "la Russie utilise différentes techniques pour accentuer la confusion dans le camp ennemi. Elle cherche aussi à créer d’éventuelles justifications au déclenchement d’un conflit tout en tentant d’augmenter le soutien populaire", résume Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe à la London School of Economics.
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Réessayer
Les opérations sous faux pavillons ont été régulièrement utilisées par les services russes de renseignement avant les hostilités. "En 2014, avant l’annexion de la Crimée par la Russie, Moscou citait des exemples de ‘nazis ukrainiens’ qui menaçaient physiquement les Russes sur place", note Yevgeniy Golovchenko, spécialiste des questions de propagande russe à l’université de Copenhague. En réalité, il s’agissait de mercenaires ou soldats russes qui mettaient en scène ces agressions.
Rebelotte en 2022, peu avant le déclenchement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, "lorsqu’il y a eu une multiplication d’explosions dans le Donbass, invoquées par Moscou pour officiellement porter secours aux populations pro-russes dans ces régions ukrainiennes", ajoute Yevgeniy Golovchenko.
La Russie sur la défensive pour mieux passer à l'offensive
"Le but est de donner l’impression qu’il y a une menace imminente - attaque contre des Russes ou tentatives occidentales de déstabiliser la Russie - qui nécessite de réagir", souligne Yevgeniy Golovchenko.
Ce type d’opération vient aussi du fait "que la Russie est invariablement sur la défensive et veut toujours pouvoir dire que c’est l’autre - ici l’Otan - qui a commencé", assure Kevin Riehle.
Cette mentalité est très révélatrice du "souci réel, même encore aujourd’hui, pour les autorités russes de pouvoir offrir à la communauté internationale un semblant de légitimité à leur action", poursuit Jeff Hawn.
Les opérations "sous faux pavillon" ne sont pas réservées aux "périodes spéciales" ou "phase 0". Elles font partie de la boîte à outil traditionnelle des agents. "Lors de l’affaire Skripal [la tentative d’assassinat de l’ex-agent double Sergueï Skripal à Londres en 2018, NDLR], les autorités russes ont prétendu que c’était une opération occidentale pour tenter de faire accuser Moscou", note Kevin Riehle.
Dans le contexte de la hausse tous azimuts des activités russes de guerre hybride - actes de sabotage, survol de drones au-dessus de pays européen attribué à la Russie -, le recours à ces opérations "sous faux pavillon" a cependant de quoi inquiéter. "L’un des fondements des opérations hybrides est de pouvoir nier sa responsabilité, et ces accusations du SVR peuvent renforcer la capacité à démentir", assure Patrick Haasler. Cet expert suggère que des agents russes peuvent ensuite réellement organiser les opérations de sabotage citées tout en assurant avoir prédit que c’est ce que l’Occident ferait…
Les experts interrogés par France 24 reconnaissent que le procédé peut paraître grossier à un œil averti, mais "il permet de semer la confusion au sein de la population générale, et c’est l’un des buts principaux de la guerre hybride", souligne Jeff Hawn.
Et puis, "il ne faut pas oublier que ces déclarations sont faites en russe, donc aussi pour l’opinion publique russe", affirme Kevin Riehle. Le pouvoir russe peut "ainsi préparer la population en rappelant que l’agresseur est l’Otan qui force Moscou à se défendre", affirme Yevgeniy Golovchenko.
Cette hausse des activités hybrides, couplée aux accusations contre les pays de l’Otan d’organiser des opérations "sous faux pavillons", ne veut pas dire que la Russie a envie d’en découdre avec l’Otan, assurent les experts interrogés par France 24. Pour Kevin Riehle, Moscou tient surtout à donner un avant-goût de ce qu’il en couterait de partir en guerre ouverte contre la Russie. Ce serait, en quelque sorte, la manière russe d’appliquer le célèbre précepte de George Washington, l’un des fondateur des États-Unis, que "se préparer à la guerre est le meilleur moyen de préserver la paix".