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Robert Badinter, éternel orphelin de la Shoah et infatigable combattant de l'antisémitisme
L'ex-avocat et ministre Robert Badinter fait son entrée au Panthéon le 9 octobre. Connu pour son engagement pour l'abolition de la peine de mort en France, il n'a cessé de se battre pour une justice plus humaine. Marqué par l'arrestation et la déportation de son père, ce fils d'immigrés juifs a aussi mené un combat constant contre l'antisémitisme.
Le président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter, en colère, s'adresse aux personnes qui ont hué le président français François Mitterrand, le 16 juillet 1992 lors du 50e anniversaire de la rafle du Vel D'Hiv à Paris. © Gérard Fouet, AFP

La date du 9 février aura poursuivi Robert Badinter toute sa vie et même au-delà. C'est dans la nuit du 8 au 9 février 2024 qu'il s'éteint à l’âge de 95 ans. Et c'est 81 ans plus tôt, le 9 février 1943, que sa vie bascule. "Le 9 février, c’est le jour de la rafle de la rue Sainte-Catherine à Lyon, au cours de laquelle son père, Simon Badinter, a été arrêté sur les ordres de Klaus Barbie", souligne l’avocat Alain Jakubowicz.

Né dans une famille juive originaire de Bessarabie, un territoire aujourd’hui situé en Moldavie, Robert Badinter a grandi à Paris. Mais en ce début d’année 1943, il est réfugié à Lyon avec ses parents et son frère pour tenter d’échapper aux arrestations. Alors que les troupes allemandes occupent la zone libre en novembre 1942, la menace se rapproche. À Lyon, le SS Klaus Barbie prend la tête de la Gestapo et lance la chasse aux juifs.

Robert Badinter, éternel orphelin de la Shoah et infatigable combattant de l'antisémitisme
Robert Badinter (flèche) sur une photo de classe prise en 1938 au Lycée Janson-de-Sailly, à Paris, dans lequel il était élève. © Wikimedia

La blessure originelle

Le 9 février 1943, Simon Badinter se rend rue Sainte- Catherine à l’Union générale des Israélites de France (UGIF), une institution créée par Vichy pour assurer la représentation des juifs auprès des pouvoirs publics. Le piège se referme alors sur le père de Robert alors qu’une dizaine d’hommes en civils pénètrent dans le bâtiment. Quatre-vingt-six personnes sont arrêtées. "Quand la mère de Robert ne voit pas son mari revenir, elle demande à son fils d’aller voir ce qu’il se passe", raconte Alain Jakubowicz, qui a été avocat des parties civiles lors du procès Barbie en 1987.

"Les nazis attendaient que les gens arrivent pour les arrêter. Robert a pénétré dans l’immeuble, mais il a réussi à s’enfuir. On ne peut pas comprendre l’homme et sa complexité sans saisir ce qu’il s’est passé ce jour-là". Il attendra 2006 pour retourner sur les lieux, se souvient Alain Jakubowicz : "La cérémonie annuelle se fait toujours dans la rue, à l’extérieur, mais il avait voulu rentrer dans l’immeuble. Il avait monté seul les marches et mis une kippa sur la tête. Il avait eu des sortes de flashes qui tenaient de l’ordre du mystique".

Robert Badinter, éternel orphelin de la Shoah et infatigable combattant de l'antisémitisme
Robert Badinter (à gauche) à Nantes, avec ses parents et son frère en 1940. © Collection privée

Pour Dominique Missika, co-autrice de "Robert Badinter, l’homme juste" (éditions Tallandier) cette concordance des dates est aussi particulièrement "troublante". "Cette journée du 9 février 1943, c’est la perte. Il ne s’est jamais remis d’être un orphelin. Il a toujours cherché à se souvenir s’il avait croisé le regard de son père rue Sainte-Catherine le jour de son arrestation", décrit cette historienne, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale.

Alors âgé de 14 ans, Robert Badinter ne reverra plus jamais ce père tant aimé. Transféré au camp d'internement de Drancy, ce dernier est déporté par le convoi 53 vers le centre d’extermination de Sobibor en Pologne où il est assassiné. Traquée, la famille Badinter trouve refuge dans le village de Cognin, près de Chambéry, en Savoie. Jusqu’à la fin de la guerre, le jeune garçon y suit une scolarité normale sous le faux nom de Berthet. "Il a toujours refusé toutes les décorations, mais il avait été très fier d’être fait citoyen d’honneur de Cognin", raconte Dominique Missika. "En 1994, il y était retourné au moment du procès de Paul Touvier (NDLR : un chef de la milice qui a sévi en Savoie). Il voulait dire aux enfants de ce village que leurs grands-parents avaient été des gens bien et qu’ils ne devaient pas être confondus avec ce milicien".

Le procès Barbie

Revenu à Paris, Robert guette le retour de son père à l’hôtel Lutetia. L’attente est vaine. Son oncle maternel Naftoul et sa grand-mère paternelle, Shindléa, tous deux déportés vers Auschwitz, font aussi partie des absents. Sa mère se bat également devant la justice pour récupérer leur appartement "occupé" par un autre. En avril 1945, lors du procès, son avocat précise que "le propriétaire Simon Badinter est encore dans un camp de concentration". Présent à l’audience, Robert Badinter entend cette réponse cinglante du juge : "Cette précision n’intéresse pas le tribunal".

Le sort des juifs n’intéresse pas la France tout juste libérée. Robert Badinter reprend les études le cœur serré. Il s’oriente rapidement vers le droit et devient avocat, d’affaires puis pénaliste. Il se fait connaitre pour son engagement contre la peine capitale. Proche de François Mitterrand, il entre au gouvernement comme garde des Sceaux en 1981 et porte le projet de loi pour l’abolition de la peine de mort. En pénétrant dans le ministère de la Justice, sa première pensée est pour Simon. "Son père l’a élevé dans l’amour de la République et de la France, lui qui a été naturalisé en 1928. Il faut imaginer ce fils d’immigré qui se retrouve sous les ors de la République", résume Dominique Missika.

L’histoire de l’arrestation de son père le rattrape lorsqu’il est ministre. Après bien des péripéties, Klaus Barbie, qui s’était caché en Amérique du Sud sous le faux nom de Klaus Altmann, est arrêté en 1983 en Bolivie et expulsé vers la France. "C’est lui qui a demandé que Klaus Barbie soit incarcéré au fort Montluc, là même où il avait fait torturer tant de gens", explique Alain Jakubowicz. "Il est ministre de la Justice au moment où on s’apprête à juger la personne qui est responsable de la mort de son père. C’est quand même incroyable", ajoute Dominique Missika. Au cours du procès du "boucher de Lyon" en 1987, Robert Badinter se tient toutefois à distance pour ne pas être accusé de partialité et ne se constitue pas partie civile.

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"Vous serez toujours des faussaires de l’histoire"

L’ancien avocat se bat contre l’antisémitisme tout au long de sa vie. Sur le terrain judiciaire, il se retrouve plusieurs fois face au négationniste Robert Faurisson. En 1981, il le fait condamner pour avoir déclaré que "Hitler n'a jamais ordonné ni admis que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion". En 2007, les deux hommes se retrouvent. Robert Badinter est poursuivi par l’universitaire pour l’avoir traité de faussaire de l’histoire. "Le négationnisme est l'une des pires entreprises de faussaires de l'Histoire. Tout à coup, cela voudrait dire qu'il n'y a plus de morts, qu'il n'y a plus d'assassins, que les juifs morts sont morts pour rien, morts par hasard. Pour moi, jusqu'à la fin de mes jours, jusqu'à mon dernier souffle, je me battrai contre vous et vos semblables. Vous serez toujours des faussaires de l'Histoire", assène alors à la barre l’ancien ministre avec la force qu’on lui connaît. Robert Faurisson est débouté.

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En 1997, Robert Badinter, alors sénateur des Hauts-de-Seine, lance aussi le projet d’édifier un monument pour les fusillés du Mont-Valérien, parmi lesquels figuraient de nombreux résistants juifs. Une cloche de bronze portant leurs noms est inaugurée en 2003. Passionné d’Histoire, il rédige également un ouvrage intitulé "Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs" (éditions Fayard) dans lequel il dresse notamment le portrait de Pierre Masse, ancien sous-secrétaire d’État à la guerre, assassiné à Auschwitz en 1942. "Quand on pense à Robert Badinter, on pense à l’abolition de la peine de mort, mais on ne le reconnaît pas comme un historien. Pour ce livre, il a pourtant consulté de nombreuses archives et fait preuve de rigueur scientifique", estime Aurélien Veil.

Robert Badinter, éternel orphelin de la Shoah et infatigable combattant de l'antisémitisme
L'ancien ministre français de la Justice, Robert Badinter (à gauche), le président français François Hollande (au centre) et le président de l'association des anciens combattants arméniens, Antoine Bagdikian, participent à une cérémonie en hommage à la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale, le 21 février 2014, au Mont Valérien à Suresnes, près de Paris. AFP - ALAIN JOCARD

Le petit-fils de l’ancienne déportée et ministre de la Santé Simone Veil a rédigé la postface d’un livre posthume regroupant des textes de Robert Badinter "Sur l’épreuve de l’antisémitisme" (éditions Le Cherche Midi) publié à l’occasion de son entrée au Panthéon. "L’objet de ce livre est de rappeler son engagement constant comme avocat, comme ministre, comme sénateur dans la lutte contre l’antisémitisme. Il est un phare dont il faut s’inspirer", insiste Aurélien Veil, lui-même avocat de profession.

L'amitié indéfectible avec Mitterrand

Ses positions n’ont pourtant pas toujours été comprises. Certains lui ont reproché son soutien indéfectible à François Mitterrand. Le 16 juillet 1992, il prend la défense du président français lors de la cérémonie des 50 ans de la rafle du Vél d’Hiv au cours de laquelle près de 13 000 juifs ont été arrêtés à Paris et en région parisienne. Le chef de l’État, qui a déclaré quelques jours plus tôt que le régime de Vichy "n’était pas la République" se fait huer par une partie de l’assistance. Alors président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter monte à la tribune et crie : "Je me serais attendu à tout éprouver, sauf le sentiment que j'ai ressenti il y a un instant et que je vous livre à l'instant avec toute ma force d'homme : vous m’avez fait honte !" Pour Dominique Missika, il a tout simplement "perdu son sang-froid" alors que le kaddish (la prière des morts) venait d’être prononcée. "Pour lui, c’était un moment de recueillement et pas un moment de manifestation".

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À la suite des révélations des liens d’amitié entre René Bouquet, l’ancien secrétaire général de la police de Vichy, responsable de la rafle du Vél d’Hiv, et François Mitterrand, Robert Badinter reste silencieux. L’ancien garde des Sceaux du président socialiste reconnaît seulement qu’il lui a adressé une lettre à ce sujet. "On a essayé en vain de lui demander ce qu’il avait écrit à Mitterrand", raconte Dominique Missika qui l’a rencontré à de nombreuses reprises. "Il disait que c’était un ami et qu’il ne le trahirait pas. Je pense que cela a été extrêmement douloureux pour lui de l’apprendre, mais qu’il a préféré garder son ressenti pour lui. Cela restera entre eux. C’est cohérent avec le personnage".

Fidèle en amitié, Robert Badinter est aussi fidèle à ses convictions. En 2001, il s’attire les foudres de la communauté juive lorsqu’après 15 mois d’emprisonnement, il considère que l’ancien préfet Maurice Papon, condamné pour complicité de crimes contre l’humanité pour l’arrestation et la déportation de juifs en Gironde, doit être libéré en raison de son grand âge. "C’est la poursuite de son combat contre la peine de mort. Pour lui, un humain peut commettre des faits monstrueux, mais la dimension humaine doit toujours l’emporter", analyse Alain Jakubowicz.

Jusqu’à son dernier souffle, l’ancien avocat continue de défendre sa vision de la justice et de lutter contre l’antisémitisme. Alors que la France est touchée par une vague d’attentats, il prend publiquement la parole contre "ce mal multiséculaire". Profondément meurtri par l’attaque perpétrée par Mohamed Merah contre l’école Ozar Hatorah en 2012, le rescapé de la Shoah fait ce triste constat à l’Unesco quatre ans plus tard. "Une image hante mon esprit : un homme, poursuivant dans un lycée juif des enfants juifs, une petite fille qui s’enfuit, et parce qu’elle s’enfuit, cet homme l’empoigne par les cheveux et l’abat à bout portant. Qu’est-ce que ce crime, sinon la réplique du geste des SS ?"

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Robert Badinter s’est éteint alors que la France connaît une forte hausse des attaques antisémites. Un total de 1 570 actes antisémites a été recensé dans le pays en 2024. "Il le vivait évidemment très mal. Il était réellement amoureux de la France. Il n’acceptait pas cette France antisémite", souligne son confrère Alain Jakubowicz. Pour Aurélien Veil, son entrée au Panthéon est donc l’occasion de rappeler, comme cela fût le cas pour sa grand-mère Simone Veil , "les conséquences que l’antisémitisme ont eu sur leur existence d’une part et sur les décisions qu’ils ont prises dans leur vie". Selon Alain Jakubowicz, ces personnalités se font désormais rares : "On n’a plus de grands intellectuels qui ont de la hauteur d’esprit et qui sont constants dans leurs convictions. Robert Badinter manque à la société. Il me manque".