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Pourquoi l'Irlande ferait une proie de choix dans la guerre hybride menée par la Russie
Faible militairement, non membre de l'OTAN mais stratégique pour les communications en Europe, l'Irlande semble le maillon faible de l'UE face aux tentatives de déstabilisation orchestrées par Moscou. Alors que Dublin s'apprête à occuper la présidence de l'UE, la classe politique irlandaise sonne le rappel des troupes. 
Une image du navire espion russe Yantar opérant au large de la côte nord de l'Écosse est projetée lors d'un discours du ministre de la Défense britannique à Londres, le 19 novembre 2025. © Stefan Rousseau, AP

Et si la menace russe venait de l'Atlantique et non du flanc est de l'Otan ? Alors que les survols de drones suspects se multiplient dans le ciel européen, plusieurs experts estiment que l'Irlande constitue un talon d'Achille pour l'UE face aux futures opérations de guerre hybride menées par la Russie.

Malgré une montée croissante des tensions géopolitiques, la République d'Irlande assure le service minimum pour sa défense : Dublin n'y consacrera que 1,5 milliard d'euros en 2026, certes un record dans son histoire mais qui représente seulement 0,2 % de son PIB, contre 2,8 % pour la Suède ou 3 % pour le Danemark, deux pays européens récemment confrontés à des intrusions de drones attribuées à la Russie.

Résultat de ce sous-investissement chronique : des forces armées sous-équipées dépourvues d'avions de combat et une marine incapable de défendre son vaste espace maritime, représentant cinq à six fois la taille du pays. Dublin ne dispose que de huit navires, soit la flotte la plus faible de l'UE, et la moitié sont actuellement indisponibles.

"Nous avons une flotte très limitée et sans aucune capacité sous-marine. Nous n'avons pas de radar primaire pour détecter les avions ou même l'activité maritime au large des côtes irlandaises. Sur le plan défensif, c'est une zone morte", constate David Murphy, professeur d'histoire militaire et d'études stratégiques à l'université de Maynooth en Irlande.

La neutralité pour défense

Une vulnérabilité que la Russie ne se prive pas d'exploiter. Ces dernières années, le pays a été confronté à des incursions répétées de bombardiers stratégiques et d’avions appartenant à Moscou. Plus récemment, des bâtiments russes ont été repérés à proximité de ses eaux territoriales, en particulier le Yantar, un navire espion soupçonné de recueillir des renseignements et de cartographier les infrastructures sous-marines essentielles de l'UE. 

La zone est particulièrement stratégique : 75 % des câbles sous-marins reliant l'Europe aux États-Unis passent à proximité ou dans les eaux irlandaises. Indispensables pour le fonctionnement d'internet, ces câbles permettent également d'assurer  des  transactions financières d'un montant de 10 000 milliards de dollars par jour au niveau mondial, rappelle le CSIS, un cercle de réflexion américain.

Pourquoi l'Irlande ferait une proie de choix dans la guerre hybride menée par la Russie
En raison de sa situation géographique, l'Irlande est un point nodal du réseau de câbles sous-marin entre l'Europe et les Etats-Unis. © Submarine cable map

"Nous avons de grandes entreprises technologiques, pharmaceutiques ou spécialisées dans le big data, ce qui fait de nous une cible à haute valeur ajoutée", explique l'ancien commandant dans les forces spéciales irlandaises et ancien député Cathal Berry au Financial Times. "Nous sommes membres de l'UE, mais pas de l'Otan... Si vous vouliez [...] frapper l'UE sans craindre de représailles de la part de l'Otan, alors l'Irlande serait le point de départ idéal". 

Historiquement neutre militairement et refusant toute alliance, l'Irlande a longtemps considéré que la faiblesse de son armée et sa diplomatie tournée vers la médiation et l'humanitaire était le meilleur moyen de se protéger contre une agression extérieure.

"C'est un discours national très ancré dans la sphère publique : comme nous sommes neutres militairement, nous n'avons pas à dépenser pour notre défense. Or, l'histoire nous apprend que la neutralité n'est pas une garantie contre une agression", pointe David Murphy. 

"La neutralité et le pacifisme irlandais tiennent à la très longue domination de nature coloniale des Britanniques et à l'engagement profond de la population contre la violence armée", rappelle Cyrille Bret, maître de conférences à Sciences Po Paris et expert des questions de défense. "Mais dans les faits, l'Irlande sous-traite sa défense à ses alliés européens et aux États-Unis car Dublin est une plateforme financière, numérique et logistique cruciale pour les intérêts américains". 

En vertu d'un "pacte secret de défense" datant des années 1950, l’Irlande s’en remet également aux avions de la Royal Air Force britannique pour assurer sa protection.

L'UE a appris "à faire sans" Dublin

Si depuis près d’un siècle, Dublin s'est évertué à ne s’immiscer dans aucun conflit, l'invasion russe de l'Ukraine en 2022 a marqué un tournant. En tant que membre de l'UE, l'Irlande a condamné l'agression de Moscou et livré du matériel médical et de l'armement non létal. Malgré un débat public de plus en plus agité sur la question, la posture de neutralité de l'île est encore largement soutenue par la population.

En mars, le vice-Premier ministre irlandais Simon Harris, également ministre de la Défense, avait provoqué un tollé en s'attaquant à l'un des totems de la neutralité irlandaise : un mécanisme qui exige l'aval des Nations unies, en plus de celui du gouvernement et du Parlement, pour envoyer plus de 12 soldats dans un pays étranger. 

Sans remettre en cause sa sacro-sainte neutralité, Dublin semble consentir à muscler un peu son jeu. Selon The Irish Times, le gouvernement a notamment sollicité la présence d’un navire de guerre étranger pour renforcer sa sécurité alors que le pays prendra les rênes de l'UE en juillet 2026. Les autorités veulent également accélérer le déploiement de ses capacités anti-drones. Par ailleurs, un contrat a été signé avec le géant tricolore de l'armement Thales pour l'achat d'un sonar destiné à surveiller les câbles et les gazoducs.

"La lutte cyber et anti-drones sont les grands enjeux du moment car nous n'avons aucune capacité dans ce domaine, ni aucun système anti-missile. Mais au-delà de la question des équipements, il faut également changer la mentalité du public à ce sujet et revoir toute l'architecture sécuritaire", estime David Murphy rappelant que l'Irlande n'a ni chef d'état-major, ni ministre de la Défense dédié, ni service de renseignement au niveau national.

Et ce ne sont pas les moyens qui manquent. Dublin affiche ces dernières années des excédents budgétaires à faire pâlir d'envie toute l'UE : plus de 24 milliards en 2024, 10 milliards en 2025 et plus de cinq milliards prévus en 2026. Des revenus qui viennent largement de l'activité des multinationales américaines attirées par la fiscalité avantageuse mise en place par Dublin mais considérée comme une concurrence déloyale par certains pays membres.

"En réalité, les Européens ont appris à faire sans les Irlandais pour renforcer la défense du flanc ouest de l'Otan et n'ont pas attendu une hypothétique montée en puissance de leurs capacités pour surveiller l'Atlantique Nord", estime Cyrille Bret. "Les Européens réserveront donc leurs pressions pour que la compétition fiscale au sein de l'UE soit moins défavorable", plutôt que sur la question militaire.